ENTRETIEN AVEC JEAN-JACQUES ANNAUD
« Ce livre est pour moi ! »
En près de cinquante ans de carrière, Jean-Jacques Annaud est devenu l’un des plus importants réalisateurs français contemporains comme l’attestent ses nombreuses récompenses glanées dans de nombreux pays. Tel qu’il se définit lui-même, le cinéaste est en effet un « réalisateur international » puisque parmi ses 15 réalisations, seuls ses deux premiers films, La victoire en chantant (Oscar du meilleur film étranger en 1976) et Coup de tête, ainsi que son dernier en date, Notre-Dame brûle, ont été conçus en France.
Parmi sa filmographie, on retrouve de nombreux films cultes à l’instar de L’ours (César du meilleur réalisateur en 1989) ou La guerre du feu (César du meilleur réalisateur et du meilleur film en 1982). Particulièrement attiré par le monde animal, Deux frères (2004) et Le dernier loup (2015) furent des succès internationaux. Il eut aussi l’occasion de tourner avec les plus grands acteurs comme Patrick Dewaere, Brad Pitt (Sept ans au Tibet), Jude Law et Ed Harris (Stalingrad) ou encore Antonio Banderas et Tahar Rahim (Or noir) … Sans oublier Sir Sean Connery bien sûr, qui collabora avec le cinéaste français sur Le Nom de la rose.
Sorti en 1986, Le Nom de la rose est justement de nouveau visible en salles depuis le 21 février dernier dans une version restaurée 4K. Distribué par Les acacias dans les cinémas de France, le film de Jean-Jacques Annaud aura également droit à une édition 4K et Blu-Ray en mai chez TF1 Vidéos. Profitant de ces occasions, nous avons eu l’immense plaisir de pouvoir nous entretenir avec le réalisateur que nous remercions chaleureusement pour sa disponibilité, ainsi que Jean-Fabrice Janaudy, gérant de la société de distribution des Acacias, sans qui rien n’aurait été possible. Un entretien passionnant où Jean-Jacques Annaud se livre sans langue de bois et avec générosité sur le film et sur son grand amour, le cinéma.
A l’occasion de la ressortie du film Le Nom de la rose au cinéma, vous faites le tour des salles françaises pour le présenter au public. Comment ça se passe ?
J’y prends beaucoup de plaisir ! La restauration est formidable, elle a été faite à mon insu en Allemagne mais elle est très bien. J’ai redécouvert le film pour la première fois à Bologne avec 4500 personnes sur la Piazza Maggiore, et j’ai été surpris de le voir comme je ne l’avais jamais vu auparavant. En fait, ils ont retrouvé le négatif original, qui est beaucoup plus pointu que le rendu d’autrefois. Je me suis littéralement retrouvé sur le plateau ! Le son a également été amélioré et spatialisé. Ces rencontres avec le public, ce n’est que du plaisir, j’ai notamment vécu une très belle projection à Lyon, avec près de 5000 personnes, en clôture du Festival des lumières.
De façon générale, j’ai besoin d’aller à la rencontre du public. Pour Notre-Dame brûle, qui a été acheté dans 193 pays, j’ai fait une trentaine de déplacements à l’étranger. J’adore discuter avec les gens que ce soit à Singapour ou à Stockholm. Là pour la ressortie du Nom de la rose, j’apprécie de constater que de très jeunes spectateurs qui avaient entendu parler du film le découvrent désormais. Cela m’enchante ! Les ressorties sont certes des vitrines pour annoncer les futures sorties en format physique, mais je le fais avant tout pour rencontrer les gens, voir ce qu’ils ont aimé, ce qu’ils n’ont pas compris. Là ça se passe magnifiquement bien. Les publications à l’époque étaient très défavorables, on avait essayé de me détruire. Maintenant avec les jeunes critiques, les choses ont changé, mais autrefois les gens étaient contre le cinéma que je faisais.
Quel regard portez-vous sur cette œuvre 38 ans plus tard ?
J’ai toujours aimé tous les films que j’ai fait, et celui-là me tient particulièrement à cœur. Il a fallu que je me batte car le film n’était pas visible depuis une dizaine d’années. On m’a même proposé de faire une série (NDLR : une mini-série est sortie en 2019), mais je ne me voyais pas refaire ce film avec d’autres acteurs, c’est redondant et j’ai refusé. J’ai d’ailleurs l’impression, même si on me dit que je me trompe, qu’on retrouve la série plus facilement que le film en faisant des recherches sur le net… Malheureusement si le film est désormais visible en France, il reste encore invisible dans plein de pays. Il s’agit d’un obscur problème de droits, à cause de gens qui n’ont rien à voir avec le film. Des héritiers, qui n’étaient parfois même pas nés au moment de la sortie du film, qui croient pouvoir se faire du blé dessus… par exemple, l’Italie n’a toujours pas le droit de le voir à cause de ces querelles imbéciles.
Vous évoquiez les critiques, il est vrai qu’elles n’ont pas toujours été tendres avec votre filmographie…
…Nous parlions de l’Italie… eh bien, justement, pour Le Nom de la rose, je n’ai eu que des mauvaises critiques ! Je crois me souvenir d’une seule critique « moyenne », mais 99.9% des critiques italiennes ont été épouvantables. On avait prévu 300 salles, et du jour au lendemain, mes distributeurs ont décidé de ne le sortir que dans deux salles, ce que je comprenais parfaitement, à Rome et à Milan. Sauf que les gens voulaient voir le film ! Ils ont cassé les vitrines, rempli les salles quitte à rester debout durant les séances. La presse en a parlé et ça a changé la donne. Finalement, on a eu un véritable triomphe là-bas ! Ce fut d’ailleurs durant longtemps l’un des films les plus vus à la télévision italienne avant que mon confrère Roberto Benigni reprenne le flambeau avec La Vie est belle !
En France aussi, les critiques n’ont pas toujours été de votre côté…
Malheureusement. D’ailleurs, depuis 40 ans, je passe ma vie à l’étranger… Depuis Coup de tête (en 1979), il n’y a que Notre Dame brûle que j’ai fait en France. Je suis un véritable « travailleur émigré » ! On m’a remis un prix de la Critique française récemment, ça m’a franchement amusé car on m’a débiné pendant 20 ans et c’est pour ça que je me suis tiré, parce que j’en avais marre de me faire insulter et d’entendre dire que tous mes films étaient nuls… Par chance, j’ai été très bien reçu ailleurs. Ce n’était pas du tout la carrière que j’imaginais quand je faisais des études de cinéma, je me voyais demeurer dans le cinéma français mais il s’est passé des choses en dehors de mon contrôle. Mais en vivant et travaillant dans des pays aussi différents que le Cambodge, le Viet Nam, la Chine, l’Argentine, les Etats-Unis, le Canada, le Maroc… j’ai apprécié d’autres choses, et ça m’a permis de me comprendre moi en tant que français dans un cadre complètement étranger. D’ailleurs, sur le tournage, qui comptait 400 personnes, du Nom de la rose, nous n’étions que trois français : moi, ma femme et Michael Lonsdale !
« le travailleur émigré »
D’habitude, vous appréciez pouvoir superviser les restaurations de vos films. Pourquoi ce ne fut pas le cas cette fois-ci ?
Alors, je le répète mais la copie est formidable, j’ai retrouvé ce que j’ai vu avec mes yeux sur le plateau ! Effectivement, généralement je m’occupe de toute la supervision.
Ce qui s’est passé avec ce film c’est qu’Umberto Eco n’aurait jamais pensé que ce livre fut un succès. Il a vendu les droits pour des clopinettes. Il a simplement pu acheter une VOLVO de couleur langouste avec les droits ! (rires) Mais le livre a connu un succès durable grâce au film qui a été très compliqué à monter. Comme je vous l’ai dit, j’ai toujours été un « travailleur émigré », je n’ai quasiment jamais pu monter mes films en France. Pour celui-là, j’ai dû passer deux ans en Allemagne et un an en Italie. Les producteurs allemands ont tout misé sur le film, et sans son immense succès le livre n’aurait sans doute pas cette renommée aujourd’hui.
Je n’y suis pour rien, c’est le cinéma qui est comme ça, quand on vend 10 00 livres, c’est un succès, mais si on fait 10000 entrées au cinéma, vous pouvez changer de métier. Quand vous faites des millions d’entrées dans des centaines de pays, bien sûr ça change la donne.
Le livre d’Umberto Eco est un monument de la littérature contemporaine, bien que pas très accessible au grand public. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette œuvre ?
Oui, soyons clair, la plupart des gens qui ont acheté le livre, parce que ça fait chic sur la « coffee table », ont arrêté à la page 60 ! En fait, ce livre est un collage de cours que Eco donnait à l’Université de Bologne, c’était un grand spécialiste de Thomas D’Aquin, et pour amuser ces élèves, il avait mélangé le personnage principal avec Conan Doyle. C’était une blague au départ, ce livre. Le succès qui en a suivi était complètement inattendu. 900 000 livres la première semaine ! Moi, je souhaitais faire un film sur un livre inconnu…et là c’était un triomphe littéraire ! Ce qui m’a tourmenté, c’est qu’on réduise Eco à ce roman comme si on me réduisait à mon Oscar en 1976 pour La victoire en chantant… Nos premières créations et puis après plus rien !? Umberto a écrit des dizaines de livres, il m’a d’ailleurs proposé d’en adapter d’autres de ses romans, mais malgré leur qualité littéraire, je ne les trouvais pas assez cinématographiques.
Comment en êtes-vous arrivé à réaliser cette adaptation ? Était-ce une initiative de votre part ?
Je connaissais le travail d’Eco grâce à son livre L’œuvre ouverte, formidable d’ailleurs. J’ai pris connaissance du Nom de la rose lorsque j’étais en promotion pour La guerre du feu dans les Caraïbes. J’ai lu un petit article de presse du Monde qui évoquait un surprenant succès littéraire en Italie : un curieux roman policier se déroulant au Moyen-Âge avec une intrigue autour d’un livre d’Aristote. Alors là moi en apprenant ça, je me suis dit « Ce livre-là, c’est pour moi ! ». J’avais fait de études d’Histoire médiévale et je suis aussi helléniste. Je continue à lire Aristote en Grec, il n’y a rien de mieux pour comprendre la structure d’un roman ou d’une œuvre d’art que la version originale. J’appelle alors un copain à Paris, le scénariste de Coup de tête (Alain Godard), et lui demande de se procurer les premiers tirages. Il le fait et il me dit « rentre vite ». Les éditions Grasset m’ont alors passé le livre alors qu’il n’était pas encore en vente en France, et j’ai pu le lire.
Alors, à la page 80 j’ai appelé mon agent : « Vois qui a les droits ». Il me rappelle à la page 150 et il dit : « C’est vendu ! ». Je le rappelle à la page 180 et je lui dis : « Qui ? ». Arrivé à la page 320, il me répond : « c’est la RAI ». Page 450, je le rappelle et lui dis « Tu me prends rendez-vous ! » (Rires)
Je me suis alors rendu en Italie et je suis arrivé avec « l’arrogance souriante », en demandant « Qui va être le metteur en scène ? » à un représentant de la chaîne.
– (avec l’accent italien) « Ah je ne sais pas, c’est très complexe, il est question de théologie, d’histoire religieuse… » Je lui ai alors répondu : « Ne cherchez pas, c’est moi ! ». Il ne me restait plus qu’à rencontrer Umberto Eco !
Comment s’est déroulé votre rencontre avec Umberto Eco ?
Je l’ai rencontré peu de temps après à Paris et je lui ai dit qu’il avait écrit ce bouquin pour moi et que j’étais sans doute l’un des rares metteurs en scène à lire Aristote en grec. Je lui ai posé des questions pièges : comment sont chaussés les moines, de quelle couleur sont les cochons ? J’avais besoin d’être le plus précis possible. On a engagé l’un des plus grands spécialistes, Jacques Le Goff, avec une équipe de médiévistes et j’ai eu toutes mes réponses. L’entente avec Eco fut très bonne, il n’a pas participé au scénario, il n’a pas voulu : « Moi c’est mon livre, il sera en vente en librairie. Toi c’est ton film, il sera en vente dans les cinémas. Tu fais ce que tu veux ! Si tu veux faire une comédie musicale, tu peux …ça m’intéresse ! » (rires)
Je me souviens qu’il m’avait également dit « S’il y a des connards qui te disent que ton film n’a rien à voir avec le livre, dis-leur que j’ai autorisé un ami à faire une statue qui s’appelle Le nom de la rose…et que ça n’a rien à voir avec mon livre ! » Il savait qu’il s’agissait de deux objets différents, il m’a laissé une liberté totale. Quand on vend les droits, il faut savoir s’effacer.
La plupart des auteurs se plaignent, ça leur fait un peu de pub ! Plus tard, alors que l’Italie se dressait contre mon film. Umberto a alors fait un direct improvisé à la télévision italienne depuis les États-Unis, pour dire que le film lui plaisait beaucoup. Tous les auteurs supplient leurs éditeurs de trouver un réalisateur et après, 98% se plaignent, ils n’ont qu’à pas le vendre ! Moi je ne vends pas les droits de mes films… on m’a ainsi proposé récemment de refaire Coup de tête avec des acteurs que je ne connais pas, j’ai dit non, je n’en vois pas l’intérêt.
Je suis resté très ami avec Umberto, je l’adorais. Je suis également resté en lien avec la famille, son fils Stefano, qui était assistant stagiaire sur le film, et sa femme Renate. C’est grâce à eux qu’on a pu ressortir le film en France.
Un casting « Babylonien »
Il me semble impossible de ne pas évoquer l’incroyable casting du film où on retrouve diverses nationalités. Comment s’est passé le tournage malgré la barrière de la langue ?
Le cinéma est un langage universel ! L’équipe était avant tout italo-allemande. Avec les italiens, je bredouillais et par chance, ils comprenaient le français. Avec les allemands, on parlait anglais, c’était la langue du film et du plateau. C’était un peu Babylone ! Et c’était finalement l’esprit du roman, car autrefois les abbayes étaient comme les universités d’aujourd’hui, un véritable « melting-pot ». La vérité de l’Histoire imposait un casting international.
Comment se sont déroulés les castings ? Ce sont vos choix ?
J’ai eu le plaisir et la liberté de pouvoir choisir mes acteurs. Je savais une chose fondamentale : les trognes du Moyen-Âge n’étaient pas du tout les mêmes que de nos jours. Surtout dans les monastères à l’époque, avec une alimentation déséquilibrée et des conditions sanitaires déplorables. Il suffit de regarder les tableaux de Bruegel et des peintres hollandais : on ne ressemblait pas à nos ancêtres. Il me fallait donc des trognes fortes, puissantes, d’autant plus que les moines étaient tous habillés de la même manière, il fallait donc pouvoir les différencier, les caractériser. La beauté au cinéma, ce n’est pas ce qu’on croit, l’important c’est l’intérêt qu’on a pour les visages. J’étais passionné par ces visages qui racontent leurs vies. Les personnages qui sont beaux comme des savonnettes, ce n’est pas très intéressant. Alain Delon, ce n’est pas intéressant à filmer. Maintenant, peut-être oui.
Il semble que Sean Connery n’était pas votre premier choix. Comment avez-vous fini par être convaincu ?
Les producteurs m’en avaient parlé, mais je ne voulais pas de Sean Connery, je ne voulais pas rajouter James Bond à la double figure de Sherlock Holmes et d’un intellectuel du Moyen-Âge. Il est finalement venu me voir à Munich. Quand il a ouvert la porte, j’ai tout de suite compris que je m’étais trompé en ne le voulant pas. Il avait un charisme phénoménal, une présence et une puissance magnifique. Je n’ai pas hésité une seconde ou presque : au bout de cinq pages de lecture du scénario, je l’ai arrêté, c’était formidable ! J’ai alors couru voir mon producteur : « Ecoutez, je me suis trompé, on prend Sean ! » Finalement on a perdu notre distributeur américain car il ne voulait pas de Connery qu’il jugeait trop ringard…
Ce film a finalement marqué le début d’une seconde carrière pour lui…
Ça, ça m’a beaucoup touché. Rien en me plaît plus que de rendre la pareille à mon équipe, aux gens qui m’ont tant donné avec passion. C’est le plaisir de ma vie, c’est ça qui me motive. Gérer une équipe, des personnes qui vont travailler avec enthousiasme et qui 30 ans plus tard pourront dire « J’y étais ! ». Rien ne peut remplacer ça, ce n’est pas l’argent qui compte, c’est cette reconnaissance de mes amis, de mes pairs. Et ma vie, c’est le cinéma, le monde des acteurs, des metteurs en scène, les salles de cinéma, c’est là où je vis !
Quel regard portez-vous sur le monde du cinéma aujourd’hui, avec l’émergence des plateformes…
Le monde change et il faut forcément changer avec lui. La consommation du cinéma n’est plus la même, le Covid a changé les habitudes, dans le monde entier, et la France ne s’en sort pas trop mal. Ce qui se passe, c’est qu’il y a beaucoup de films qui se prétendent être des films de cinéma alors que ce sont des films pour la télévision. Ce n’est pas nouveau, le cinéma italien des années 1980-1990 a connu ce même problème avec l’omnipotence de la RAI. Et quand une chaîne de télévision présente au cinéma un film, ça reste un film fait pour la télévision. Et ça, c’est un des soucis du cinéma français, qui contrairement à ce qu’on dit parfois pour faire « Cocorico », s’exporte très mal. Il suffit de regarder les chiffres, ils sont terribles. Même pour ceux qu’on présente comme des triomphes…
Avez-vous des projets ? Reverrons-nous votre nom au générique d’un film ?
Je ne peux pas vous en parler, les choses se concrétisent en ce moment…mais oui, je peux vous assurer que vous entendrez encore parler de moi ! »