Consacré par un Lion d'argent à la Mostra de Venise et un prix de la critique à Deauville, Little Odessa était pourtant le premier long métrage de James Gray futur auteur de The Yards, La Nuit nous appartient ou The Lost City of Z. Une reconnaissance cependant on ne peut plus logique tant ses talents de cinéaste y étaient déjà d'une évidence frappante.
Les points d'équilibre d'un film naissent parfois des plus grands hasards. Ainsi aussi étonnant que cela puisse paraitre Little Odessa ne devait pas se tourner au départ sous la neige, mais à la suite de plusieurs reports du tournage et confronté à un hivers particulièrement rude frappant New York, le jeune James Gray du alors s'adapter, se rendant rapidement compte ce que ces instances météorologiques apportaient à son film. La neige n'y est pas seulement un élément du décor, mais bien une omniprésence recouvrant les arrière-plans, effaçant les lignes, les bâtiments, les rues, transformant littéralement la géographie newyorkaise, plus « russe » que jamais, tout en étouffant naturellement ses sons et ses émotions. Une blancheur froide qui glace et étouffe, contrastant cruellement avec les intérieurs sombres mais tout aussi feutrées, qui servent de cadre au portrait d'une famille de descendant d'immigré juifs russes (écho aux racines du cinéaste), écrasée par le destin et la douleur. Le premier fils banni pour être devenu un tueur pour la mafia locale ; la mère torturée par une tumeur au cerveau qui ne lui laisse que peu de temps encore ; le père rude, intransigeant et aigri qui s'octroie le poids de l'injustice divine et enfin le plus jeune, Reuben, adolescent paumé, le regard presque vide qui espère encore un retour à l'État de grâce.
Un cocon éventré, qui ne tient plus qu'à un fil, qui donne à Little Odessa des airs de tragédie grec, de grand drame shakespearien sur fond de description documentée et ultra réaliste des réseaux criminels du quartier. S'inscrivant par cela, et l'utilisation de clairs-obscures sculptant, dans la vague neo-noir des années 90, James Gray en refuse cependant tous les excès de violence (ici toujours froide et brusque), toute stylisation excessivement visible (il préfère la forme figée héritée de la photo ou de la peinture), toute accumulation de références cinéphiliques, préférant amener par une certaine économie, une langueur et une propension étonnante à la contemplation à une certaine école européenne, et en particulier à la douloureuse esthétique d'Antonio Visconti. Le réalisateur ne bâcle certainement pas les passages les plus « polar » du film, offrant un final incroyablement tendu, orchestrant les exécutions sommaires perpétrée par Joshua comme des jaillissements expressionnistes, mais le cœur du film est bien évidement dans ses silences, dans ses regards les plus grave, dans cette fatigue hypnotisante qui semble constamment meurtrir et détruire la famille Shapira. Une œuvre épurée, sourde, totalement sublimée par les interprétations intériorisées de Tim Roth, Edward Furlong ou Vanessa Redgrave, qui s'offrent au passage le dernier, et presque plus beau plan du film. Une chute de montage retrouvée et recollée, un instant volé hors du temps où ces trois fantômes font renaitre une tendresse que l'on aurait pu croire impossible au sein de ce balai funèbre et inexorable.
Si James Gray, plus avisé et expérimenté, ne cessera de peaufiner ses effets, sa forme et son propos dans ses œuvres à venir, il nait ici en tant que cinéaste de la plus belle manière qui soit : avec intensité, élégance et sincérité.




