Restauration 2K et coffret collector pour l'un des longs-métrages les plus intenses de John Cassavetes. Une course poursuite frénétique sur le macadam de NYC confrontant une louve badass à une meute de coyotes aussi brutaux que pathétiques.
Drame intimiste maquillé en série B, étude de mœurs grimée en film de gangsters, Gloria est une merveille. De celles qui vous interpellent, vous empoignent et vous hantent longtemps après visionnage. Lion d'Or à Venise, c'est aussi et surtout le rejeton d'une étrange succession de malentendus. Cassavetes l'a souvent répété : il considérait cette œuvre comme une «anomalie» dans sa filmographie. Tourné dans la foulée de Meurtre d'un bookmaker chinois et Opening Night (qui malgré leurs qualités célestes furent deux échecs cuisants), Gloria ne devait à l'origine par être réalisé par Cassavetes. Il en avait simplement écrit le scénario à des fins alimentaires. Couvert de dettes et contraint de bosser pour payer ses factures, le cinéaste accepte de fricoter avec un grand studio (la Columbia) histoire de se refaire une santé. Pour lui, cela équivaut à vendre son âme au Diable.
Suprême ironie, ce déséquilibre forcé fait toute la beauté chahutée de Gloria. Au prime abord, Cassavetes semble aller à contre-courant de ce qui n'a jamais cessé de définir son art. L'indépendance à tout prix, l'improvisation comme moteur créatif et le geste instinctif sont laissés de côté au profit d'une courbe scénaristique plus balisée, plus structurée. En apparence seulement. Car à mesure que les séquences s'enchaînent, la relation exclusive qui lie cette ancienne call-girl à son petit voisin de sept ans finit par prendre le pas sur tout le reste. Mélange de trivialité et de drôlerie, de délicatesse et de tragédie, la trame de Gloria est à l'image de la vie. Celle de ses protagonistes. Celle du cinéaste. Et de la notre aussi. Imprévisible, bordélique surprenante, poétique. Elle porte le sceau de Cassavetes du premier au dernier plan.
En fait avec Gloria, Big John marche un peu sur les pas de celui dont il fut le professeur & mentor: à savoir Martin Scorsese. Sur le papier, c'est bien un film de mafia tourné à New York. Sauf qu'ici, nous ne sommes pas chez Marty, loin de là. Nous ne sommes pas non plus chez Francis Ford Coppola. Abhorrant toute forme de violence, Cassavetes se refuse à immortaliser les gangsters dans une pénombre magnifiée comme s'il s'agissait de valeureux soldats de la Rome Impériale, à l'image des membres du Clan Corleone. Ils n'ont ni le swag, ni la gouaille, ni le mysticisme chevillé au corps et ô combien photogénique des «wiseguys» façon Mean Streets, Goodfellas ou Casino. Sous l'œil de l'auteur de Shadows et Faces, ils sont juste ridicules, veules, médiocrement anecdotiques. Des bêtes sauvages perpétuellement mises sur la touche. Des petites frappes sans envergure, de simples larbins, une horde de vautours ruisselant de sueur et gras du bide. Comme toujours avec Cassavetes, seule compte la vérité, la puissance de l'inattendu, la magie de la démerde et la pureté des rapports humains. Dans Gloria, les flingues crachent leur poudre sans que ne coule une seule goutte de sang. Les crimes sont filmés hors-champ, le réalisateur préférant se focaliser sur l'avant et sur l'après. Le long-métrage évoque une longue ligne de fuite, une ode à la survie scrutée caméra à l'épaule sur le béton armé de Big Apple. Entre rames de métro bondées, bars enfumés et chambres d'hôtel impersonnelles.
Et puis il y a Gena Rowlands. Son épouse, sa muse, son héroïne absolue. Celle sans qui Cassavetes ne serait pas Cassavetes. Dans Une femme sous influence, il en avait fait une mère de famille qui perdait brusquement pied, rongée de l'intérieur par la schizophrénie. Dans la peau de Gloria, Gena Rowlands est tout le contraire. Blonde platine qui jure, clope et picole comme un bonhomme, Gloria maîtrise les règles et les codes de la pègre mieux que personne. Elle a bien plus de «corones» que tous les lascars réunis et n'hésite pas à montrer le crocs. Voire à sortir sa pétoire dès qu'il s'agit de sauver la peau du minot dont elle assure la protection. Et dont elle commence à s'enticher de toute son âme. Un amour imposé, impromptu, réciproque. Et bouleversant puisque ce mini-macho portoricain, à la fois touchant et tête à claques, n'hésite pas une seconde à lui déclarer sa flamme: «Tu es ma mère, tu es mon père. Tu es toute ma famille. Je t'aime à en mourir Gloria». Chef-d'œuvre.




