Où quand la forme parvient à transcender le fond. Sur le papier, une variation paresseuse, prévisible et qui ne tient pas vraiment debout des Dix petits Nègres (ou « Ils étaient dix », si vous préférez) d'Agatha Christie. Et à l'arrivée, le chaînon manquant entre Six femmes pour l'assassin et La Baie sanglante, soit un thriller stylisé, sexy, pulp qui flirte avec l'absurde et le fantastique. Surprenant et à réhabiliter de toute urgence.
La critique n'a pas toujours été tendre avec L'île de l'épouvante, le rangeant au mieux et pendant longtemps parmi les œuvres mineures ou anecdotiques de Mario Bava. Lequel, d'ailleurs, ne s'est jamais privé de trouver son propre film très mauvais, selon des propos rapportés ici et là. La raison de ce désaveu ? Le scénario de Mario di Nardo, spécialisé dans le western spaghetti de seconde zone (Trois dollars de plomb, Le Dernier des salauds ou encore le bizarroïde Ciakmull, le bâtard de Dodge City) avant une reconversion comme producteur de Z transalpin. Imitant, comme tant d'autres avant lui et depuis, le plus célèbre whodunnit littéraire de la créatrice d'Hercule Poirot, di Nardo s'amuse à faire passer de vie à trépas sur une île isolée toute une galerie de personnages peu recommandables se battant à coups de millions de dollars pour la formule révolutionnaire d'un chimiste pas forcément pressé de la vendre. Classique. Mais le script se tire une balle dans le pied en attirant très vite et malgré lui l'attention sur les coupables ou en alignant en bout de course des rebondissements fantaisistes qui sentent le bricolage ou qui contredisent les motivations des protagonistes. Aux chiottes, la cohérence ! Engagé à seulement deux jours du premier tour de manivelle, Mario Bava n'a bien évidemment pas le temps (ni l'argent) de rectifier le tir et doit se traîner ce scénario mal foutu comme on traîne un boulet attaché à sa cheville. Pour faire sienne cette histoire non désirée, le réalisateur du Masque du démon n'a donc pas d'autres choix que d'agir à la marge, phagocytant toute l'attention par le prisme de sa caméra virtuose.
En dépit d'inévitables baisses de rythme coutumières du cinéma de Mario Bava, L'île de l'épouvante atteint des sommets par la grâce d'une mise en scène qui s'amuse à souligner avec une ironie inimitable la vacuité et la superficialité d'une belle bande de pantins qui ne se définissent que par leur avidité et leur égoïsme. Si Bava filmait déjà des mannequins inanimés en contrepoint des victimes de la maison de couture de Six femmes pour l'assassin, il pousse ici le bouchon encore plus loin. Par l'emploi de toutes une série de zooms à la vulgarité assumée et de cadres stylisés où le casting semble prendre la pose, il dépouille méthodiquement ses protagonistes de la moindre part d'humanité. Ils ne sont que des cadavres en devenir, prêt à s'empiler et à se balancer sous plastique dans la chambre froide qui sert de morgue, au son d'une valse déglinguée composée par Piero Umiliani. En outre, Bava laisse les meurtres se dérouler hors-champ et ne fixe sur pellicule que le résultat avec, là encore, un sens du cadre proprement sidérant. Ayant déjà tâté du film comic-book avec l'ultra-pop Danger Diabolik (toujours scandaleusement inédit en blu-ray dans nos contrées - avis aux éditeurs!), le cinéaste transforme chaque nouvelle découverte d'une victime en authentique couverture de fumetti. La mort d'Edwige Fenech, ligotée à un arbre en petite tenue rouge et un couteau planté dans le cœur, ou celle d'Edith Meloni, les veines tailladées dans son bain, constituent à ce titre des moments inoubliables.
L'autre belle surprise de L'île de l'épouvante, c'est son basculement inattendu dans le fantastique le plus singulier qui soit. À quelques minutes du climax et de la déception apportée par une vague de dialogues explicatifs dont Bava a le bon goût de se foutre complètement, l'impensable se produit. Alors qu'il ne reste qu'une poignée de survivants rassemblés dans le salon de la grande demeure qui domine l'île et sa plage (un lieu de tournage qui avait déjà servi pour Le Corps et la fouet, drôle de coïncidence), la tension semble se diluer dans la châleur, le tabac et l'alcool. Au petit matin, tout le monde a disparu, comme si de rien n'était. Une équipe de marins inspectent la villa sans rien trouver, ni cadavres, ni personne, ni la quelconque trace d'un drame sanglant. Et ils repartent comme si de rien n'était avec cette réplique étrange : « c'est mieux ainsi ». L'espace de quelques minutes, Bava propulse son Art dans une autre dimension (la quatrième ?) et fait du Lynch avant l'heure. Au diable les accusations de misanthropie, Mario Bava était bel et bien un grand magicien.





