Curieux choix de la part des têtes pensantes d'Universal que d'avoir réservé cette toute nouvelle restauration en 4K au seul montage cinéma du chef d'oeuvre de Giuseppe Tornatore. Bricolée en réponse à une première exploitation désastreuse sur grand écran, cette version de Cinema Paradiso, plus courte, délestée de toute ambiguité et de la présence de Brigitte Fossey, est toutefois loin de démériter face au director's cut de près de trois heures qui s'est imposé depuis.
Quel homme serais-je sans le 7ème Art, cette fenêtre miraculeuse sur l'imaginaire qui a façonné mon âme et mon destin ? C'est à cette question on ne peut plus personnelle que Giuseppe Tornatore tente de répondre lorsqu'il se lance dans l'écriture ce qui deviendra le scénario de Cinema Paradiso. Son manuscrit, il le nourrit autant de sa cinéphilie que d'éléments autobiographiques. Originaire de Sicile comme son personnage de Salvatore « Toto » Di Vita, formé au métier de projectionniste dans le cinéma de son village natal (cinéma dont il assistera d'ailleurs à la démolition) et cinéphage compulsif, Tornatore n'est pourtant pas devenu cinéaste par dessein. Il débute à 16 ans dans le théâtre, sous la direction de Luigi Pirandello. Il joue et met en scène. Puis, il passe à la photographie avant que la RAI, la première et principale chaîne de télévision italienne, ne l'engage comme assistant réalisateur. Il fait un tour par le documentaire (qui le ramène à la maison avec Le Minoranze etniche in Sicilia) avant l'inévitable premier long-métrage, le très recommandable Le Maître de la camorra. Non, décidément, on échappe pas à son destin.
Raconté sur trois périodes distinctes (le présent puis, en flashbacks, la fin des années 40 et la seconde moitié des années 50), Cinema Paradiso s'articule autour de l'amitié entre Alfredo, un vieux projectionniste bourru interprété par un savoureux Philippe Noiret, et Salvatore. La découverte du cinéma, de ses vertus et de ses dangers (le terrible incendie qui coûte la vue à Alfredo), les premiers émois d'adultes, l'amour et, enfin, les regrets, le deuil et la nostalgie qui marquent les débuts de la vieillesse marquent les étapes logiques d'une histoire touchante, parfaitement dosée entre les rires et les larmes, et qui se conclue sur un montage poétique où s'enchaînent des centaines de baisers de cinéma, jadis victimes de la censure d'un curé de campagne.
À la fable intimiste se greffe également un constat terrible. Lorsqu'il se lance dans le cinéma au mitan des années 80, Giuseppe Tornatore ne peut que mesurer l'étendue des dégâts dans une industrie jadis prospère. Régnant sur un empire télévisuel, Silvio Berlusconi a porté le coup de grâce au cinéma italien en détournant le public du grand écran à grands coups de programmes débilitants. En dépit de budgets de plus en plus serrés, le cinéma d'exploitation transalpin n'arrive même plus à faire recette et ses artisans s'exilent sur le petit écran ou partent à la retraite. Visconti, De Sica et Rosselini ne sont plus, Fellini a réduit la cadence et a bien tenté une charge contre la télévision avec Ginger et Fred mais sans grand succès et les studios de Cinecittà à Rome sont peu à peu désertés. La petite histoire de Cinema Paradiso et de ses projections en province se mêlent donc à la grande et la démolition à l'explosif de la petite salle dans laquelle la passion de Salvatore est née sonne comme un terrible aveu d'impuissance. Et si, en 2022, le cinéma italien n'est pas encore mort, il est toujours loin d'avoir retrouvé sa gloire et son inventivité d'antan.
Première ironie, Tornatore doit lui-même affronter le désamour du public italien qui n'a pas la motivation pour se déplacer et apprécier une première mouture de 2h35. Le cinéaste revoit sa copie et va droit à l'essentiel, coupant près de 40 minutes. L'amertume des retrouvailles avec le personnage d'Elena à l'âge adulte passe à la trappe et le rythme est plus soutenu. Deuxième ironie, c'est ce montage (presque) à contre-coeur qui finit par emporter l'adhésion générale et une pleine brouette de récompenses dont un Grand Prix du jury à Cannes et l'Oscar du meilleur film étranger. Mais on peut pardonner à la critique et au public de l'époque. Sous cette forme, Cinema Paradiso se veut plus optimiste et touche droit au cœur sans arrière pensée, enchaînant les idées de mise en scène aussi simples que belles sans le moindre temps mort. Une coupe et un raccord suffisent à donner l'illusion que l'église et la salle de cinéma sont un seul et même endroit, Salvatore retrouve Elena à la fin de l'été 1954 avec une projection d'Ulysse de Mario Camerini en toile de fond et la mère de Toto se précipite pour accueillir son fils en laissant le fil d'un napperon se défaire. Que serions-nous sans le cinéma ? Peu de choses.





