Spécialisé dans le film de genre culte et le cinéma « bis » qui tache, Le Chat qui Fume (lui-même éditeur culte) passe une nouvelle vitesse en se diversifiant de façon toujours plus surprenante : au menu deux films inclassables d'Andrzej Å»uÅ‚awski, et la sortie prochaine du premier Coline Serreau ! Cette nouvelle étape s'enclenche avec l'un des objets les plus excitants de l'année, pas moins.
Certes on imaginait davantage Le Chat qui Fume sur le terrain de Possession que sur celui de L'Important c'est d'aimer - autre chef d'œuvre d'ores et déjà annoncé par l'éditeur et qu'on attend avec impatience. Prenons cela comme une transition « douce ». Le drame fantastique de Å»uÅ‚awski, qui contribua largement à installer le mythe Isabelle Adjani, fait partie de ces expériences miraculeuses qui agrègent autour d'elles des publics fervents d'horreur, de gore et de cinéma extrême aussi bien que de films dits « d'auteur » ou de réalisme à tout crin, juxtaposant avec virtuosité plusieurs strates de sens. L'option esthétique, constamment en équilibre sur différent créneaux, est susceptible de rassembler comme de diviser les spectateurs (gageons que Possession pourrait être la véritable référence secrète de Luca Guadagnino pour son récent remake de Suspiria, atmosphère glaciale, ambitions auteurisantes et contexte géographique en sus - sans parler du parallèle avec le cours de danse asséné par Adjani à une jeune élève dans le film de Å»uÅ‚awski). Une fois n'est pas coutume, un peu de name-dropping en vrac : la caméra de Å»uÅ‚awski évoque celle d'un John Woo qui filmerait un mélodrame lorsqu'elle balaye des espaces confinés avec autant de frénésie que de fluidité, épousant les bouleversements intérieurs de ses personnages ; celle de Dario Argento lorsqu'elle traque, enferme, bouscule sauvagement lesdits personnages et crée par elle-même l'extrême tension des séquences ; celle de son compatriote Roman Polanski, celui du Locataire ou de Rosemary's Baby, lorsqu'il filme les grandes cités étrangères en insufflant son regard polonais, morne, kafkaïen, désenchanté, pour distiller l'angoisse ; celle du Stanley Kubrick de Shining qui embrasse, sans chercher à le sur-expliquer, le mystère d'un fantastique « chirurgical » en cadrant symétriquement de grands décors vidés d'humanité et meublés par la seule névrose des protagonistes ; celle du David Cronenberg de La Mouche ou Chromosome 3 chez qui les monstres, dépouillés de toute tonalité « fun », sont filmés avec une gravité à toute épreuve et métaphorisent crûment les consciences en perdition.
Å»uÅ‚awski n'aurait probablement pas apprécié ces comparatifs - lui qui se défiait de toute comparaison avec le cinéma occidental de son temps et qui, surtout, tenait à la reconnaissance de ses propres spécificités. Du reste il n'est évidemment pas réductible à un mélange de ces autres grands noms du septième art. Lorsqu'on parlait d'hystérie pour caractériser ses films, il répondait avec orgueil que leur rythme vieillirait moins vite que la moyenne des autres. C'est particulièrement frappant pour Possession, paradoxalement avare de rebondissements et cultivant un côté froid dans son traitement visuel, mais heurtant constamment les spectateurs par la nervosité de ses mouvements, son montage pas toujours chronologique, son script étranger à tout compromis qui fait voler les barrières entre les genres et les écoles - passant du drame domestique au film de monstre avec de nombreux appels de phares du thriller paranoïaque -, et bien sûr cette direction d'acteurs d'une intensité à couper le souffle (il faut voir l'implication physique d'Adjani, notamment dans la célébrissime séquence du métro, mais également celles de Heinz Bennent en gourou illuminé et surtout de Sam Neill avec ses nombreux pétages de câble et cette chute à moto qu'il a lui-même effectuée !). Exigeant au-delà du raisonnable, Å»uÅ‚awski a connu par le passé les privations, la propagande, la pression professionnelle et même l'exil imposés par le bloc soviétique, et aura indéfiniment reporté sa rancœur, sa colère et ses fêlures dans ses rapports avec ses équipes de tournage ainsi que dans la substance même de ses films, sauvages, excessifs, sans concession. C'est très palpable dans ses œuvres les plus apaisées comme La Fidélité ; c'est absolument dévastateur dans un film halluciné comme Possession !
Utilisant - ou exorcisant - sa propre biographie à l'occasion de ce script, le réalisateur ne trahit pas certaines obsessions de sa carrière : Å»uÅ‚awski aura souvent été le cinéaste du couple en crise, du déclin amoureux, de la jalousie maladive, des scènes de ménage, traquant spécifiquement ce moment de déconnexion où l'être humain se met à déraisonner, à perdre les pédales, déclarant et commettant des choses dont il aura forcément honte après coup... à condition d'y survivre ! Le titre (qui s'inscrit dans une certaine tradition du thriller psychologique - Répulsion, Obsession, etc.) est au moins à triple-sens : on a tout de suite envie de penser à la possession démoniaque, qui attesterait de l'appartenance du film au genre horrifique, et se rattacherait à la double-séquence de l'église et du couloir de métro où Anna / Adjani s'atomise littéralement. C'est l'interprétation « MacGuffin », celle qui a vocation d'accrocher les spectateurs. Le deuxième sens a à voir avec la jalousie, la mécanique du couple et plus généralement tout un contexte social et familial : vouloir posséder l'autre ; se sentir possédé(e) par l'autre ; être possédé(e) par un mode de vie dont le carcan nous rend fous, etc. Ce n'est plus la possession de l'âme au sens mystique mais celle, liberticide, du corps. Nous ne sommes plus du tout dans le fantastique, mais dans une étude de mœurs prosaïque et brutale. Néanmoins l'un peut toujours se plaquer sur l'autre : lorsque la jalousie nous procure un sentiment de trahison ou lorsqu'on se sent prisonnière d'autrui, on peut adopter momentanément un comportement de « possédé » : les mouvements répétitifs de Marc qui se contorsionne sur son matelas ou se balance comme sous hypnose dans son rocking-chair, et l'extrême nervosité d'Anna lorsqu'elle cuisine sa viande en regardant dans le vague ou déblatère confusément devant la caméra de son amant Heinrich, nous en fournissent deux exemples concrets.
Le troisième sens du titre ne concerne plus vraiment la promiscuité du couple, mais plutôt le corps social au sens large. Il ne concerne pas non plus le comportement excessif, « hystérique » si cher à Å»uÅ‚awski ; comportement qui a tout de même pour lui de s'orienter vers la pulsion de vie, voire l'urgence de la survie et qui - soyons francs - est loin de sonner faux en résonance avec les pertes de contrôle dont tout un chacun fait l'expérience au cours de son existence. Nous sommes ici du côté de la vraie pulsion de mort au sens żuÅ‚awskien : l'apathie ! Il faut prendre beaucoup plus de hauteur et envisager la possession de tous les individus par un totalitarisme tout-puissant. C'est là le versant politique du film. Il n'est pas exprimé par les corps des protagonistes qui se débattent, mais par les « doubles » (tout à fait dans la lignée du fameux Le Double de Dostoïevski) absolument calmes, polis, dévitalisés et... inhumains interprétés en parallèle par les comédiens principaux. Le réalisateur avait déjà expérimenté ce motif dès son premier film La Troisième partie de la nuit et le réitère à des fins plus pessimistes encore. Marc, en plein cauchemar conjugal, fait tardivement la connaissance de la maîtresse d'école de son fils, véritable clone de son épouse aux yeux d'extra-terrestre qui n'est pas sans évoquer le malaise des « body snatchers » filmés successivement par Don Siegel, Philip Kaufman, Abel Ferrara et Oliver Hirschbiegel avec plus ou moins de bonheur. Le rêve d'un communisme d'état bien connu du cinéaste, de transformer tous les individus en animaux dociles, disciplinés, heureux de leur sort, inaptes à la contestation du système (en quoi il rejoint en bout de course le fascisme le plus décomplexé) se trouve personnifié par cet étrange personnage, par le retour obsessionnel du mur coupant la ville en deux, par cette milice / police mal définie qui viendra régler le problème à sa manière... et par une improbable paire de chaussettes roses ! Les corps en souffrance de Å»uÅ‚awski, d'abord répulsifs, deviennent alors des corps révoltés bataillant dans un enfer glacial. Et les trois niveaux de lecture de se superposer dans un brillant contrepoint au contenu inépuisable.
Sans issue, sans espoir, mais pas totalement dénué d'idéal et de transcendance pour autant, pétri d'une science fascinante de l'image (la remarquable photo de l'éclectique Bruno Nuytten - futur réalisateur de Camille Claudel -, les décors déchirants par eux-mêmes des alentours du mur de Berlin, la déconcertante facilité avec laquelle Å»uÅ‚awski passe de longs travellings virtuoses à des séries de plans fixes parfaitement calculés sans jamais casser l'unité de son rythme ni l'énergie de ses acteurs...), Possession n'a pas fini, loin de là, d'obséder ses spectateurs passés, présents et futurs.









