Après avoir incarné le jeune héros populaire chez Renoir ou Carné durant sa première partie de carrière, Jean Gabin est devenu une véritable institution au tournant des années 1950, métamorphosé peu à peu en figure tutélaire absolue des acteurs de cinéma français. Classique entre les classiques, Les Grandes Familles offre à ce monstre sacré un rôle à son exacte mesure.
Avec son prologue malin en forme de journal d'actualités, doté d'une voix-over qui esquisse en quelques minutes le portrait des membres de cette « famille » tentaculaire, extraordinairement riche et puissante, comme on énumérerait les personnages d'une pièce de théâtre et semble exposer par là même quelques enjeux à venir (on pense aux figures de style d'Orson Welles ou de Martin Scorsese - l'évidente virtuosité en moins), le film plonge immédiatement son spectateur dans un climat solennel, méthodique, lourd et protocolaire dont il ne s'écartera jamais par la suite. La peinture glacée du milieu des affaires dans lequel un père et son fils ne sont jamais que des associés en plus ou moins bons termes, où deux cousins peuvent ourdir les machinations les plus machiavéliques l'un contre l'autre et où les femmes sont purement et simplement écartées du dispositif décisionnel, faisant figure de simple mobilier parlant, fait froid dans le dos sans que jamais la mise en scène ne se préoccupe d'assombrir encore le tableau par quelque tonalité crépusculaire, forcément tentante avec un tel script : ici, la trame shakespearienne se suffit à elle-même.
Côté acteurs on retrouve un grand nombre de valeurs sûres (Jean Desailly et Bernard Blier, le flegmatique Jean Ozenne, Françoise Christophe qui s'impose sans mal en dépit de la petite place réservée aux rôles féminins, et on croise même au détour d'une séquence la jeune Emmanuelle Riva alors inconnue, même pas encore créditée au générique, dans un rôle quasi-figuratif de secrétaire un an avant la consécration d'Hiroshima mon amour) réunies autour du génial Pierre Brasseur, contrepoint idéal d'un Gabin écrasant toute concurrence. D'un titre à la vaste consonance - LES Grandes Familles -, le film ne va finalement s'offrir que comme un modeste exemple en ne traitant qu'une seule de ces familles, archétypale entre toutes, symbole du pouvoir terrifiant de l'argent et de la presse, et semble d'abord disposer beaucoup de pièces sur l'échiquier pour finalement n'en traiter que quelques-unes en profondeur, nous donnant à réfléchir, à travers un récit limpide et bourré d'ironie, sur la condition générale des puissants de ce monde et leur capacité à troquer toute valeur éthique contre le train de vie faramineux qu'on leur connaît. Tel La Cité Interdite de Zhang Yimou pour la dynastie médiévale des empereurs Tang, Les Grandes Familles est un voyage tragique dans les hautes sphères de l'ère moderne, qui en dénude la mécanique et met au jour, presque « scientifiquement », l'apocalypse humaine qui s'y joue dans le feutré au quotidien, au milieu d'un silence plombant, loin des cris et des larmes mélodramatiques réservés au bas-peuple. Pour incarner cette implacable rigidité, qui de plus indiqué que Jean Gabin - héritier de Harry Baur, père spirituel de Lino Ventura (les trois comédiens ont tour à tour incarné Jean Valjean dans des décennies différentes, un signe qui ne trompe pas !), éternel rouleau-compresseur qui jette son ombre indépassable sur tous les autres protagonistes... - Personne, évidemment !
Denys de La Patellière n'est malheureusement plus un nom très prestigieux lorsque l'on songe au cinéma français des années 1950-60. Relégué au second plan par les génies solitaires dont la singularité esthétique polarise toute l'attention et qui se comptent sur les doigts de la main (Henri-Georges Clouzot, Jean-Pierre Melville...), éclipsé avec le temps par les grands stakhanovistes d'un cinéma plus conventionnel mais débordant de justesse et d'efficacité, dont l'œuvre colossal fait qu'on ose aujourd'hui les qualifier d'auteurs (Henri Verneuil, Julien Duvivier...), il n'en incarne pas moins, à sa façon, tout le savoir-faire de son époque avec ses mises en scènes précises, ses fulgurances qui font mouche et la fluidité de sa grammaire. Certes Les Grandes Familles, peinture austère d'un milieu vicié, imprime à la caméra un rythme et une distance qui sont ceux des personnages, mais ce serait une erreur de voir en La Patellière un grand absent plutôt qu'un technicien soucieux de sobriété autant que de finesse. C'est de surcroît un véritable artiste dont presque tout le cinéma tourne peut-être autour d'une humanité atomisée entre sa volonté de puissance animale et les conventions absurdes et hypocrites propres à la civilisation - dans lesquelles cette animalité tend paradoxalement à s'exprimer plus violemment encore, puisqu'elles ajoutent le sordide à la sauvagerie ! Ce déboulonnage des institutions (qu'elles soient militaires, politiques, sociales, mondaines ou religieuses) s'exprime dans plusieurs genres, plusieurs couleurs, plusieurs contextes très lointains les uns des autres, d'Un taxi pour Tobrook au Tatoué, des Aristocrates à Soleil noir en passant par Le Tueur ou Le Salaire du péché. À partir du milieu des années 1970, La Patellière n'officiera plus que sur le petit écran (réalisant notamment la version du Comte de Monte-Cristo avec Jacques Weber ainsi que quelques épisodes des deux séries Maigret, avec Jean Richard puis Bruno Cremer dans le rôle-titre).
Outre le mastodonte Jean Gabin, il est un autre collaborateur régulier de La Patellière qu'il serait sacrilège de ne pas citer, tant Les Grandes Familles démontre que Michel Audiard - loin de se limiter à ces fameux bons mots auxquels on a tendance à le réduire - était incontestablement le plus grand dialoguiste français de son temps. Il adapte ici le roman de Maurice Druon (avec qui il cosignera deux ans plus tard le script du Baron de l'écluse pour Jean Delannoy, adapté cette fois-ci de Georges Simenon - et toujours avec Gabin !) mais confère à l'ensemble des répliques une musicalité qui n'appartient qu'à lui, sans les ping-pongs frénétiques des Tontons Flingueurs mais avec un sens du tempo et une efficience foudroyants : chaque phrase a son mot à dire pour caractériser un personnage, enrichir une relation, disposer sans en avoir l'air les éléments de l'intrigue ou vitrioler le discours. Autant Denys de La Patellière excelle à gérer des séquences à quatre, cinq, six personnages par ses cadres et son découpage, autant son complice Audiard lui facilite grandement la tâche en faisant ricocher en amont les propos des uns contre ceux des autres. Une véritable leçon d'écriture que les comédiens ont un plaisir et une facilité manifestes à transcender sur l'écran.






