Alors que les spécialiste autoproclamés s'étripent déjà pour évaluer le niveau de trahison du prochain diptyque de Denis Villeneuve, une nouvelle édition du film maudit de David Lynch vient rappeler que la fidélité ne fait pas seule un grand film. Tout est une question de proportion.
C'est le seul film dont il dit aujourd'hui qu'il a perdu le contrôle et ce fut longtemps une œuvre presque honteuse, rejetée par les fans du roman, incomprise par le public et dénigrée par les cinéphiles qui n'y voyaient qu'une affreuse commande au service du roublard Dino De Laurentiis (Conan le Barbare, le 1er remake de King Kong, Flash Gordon). Une simple commande en effet acceptée par un David Lynch encore très jeune, à l'identité un peu incertaine après l'expérimental Eraserhead et la reconnaissance spectaculaire du très beau Elephant Man (merci Mel Brooks), qui y voyait justement une opportunité pour se consolider auprès du public et une première marche vers un projet plus personnel qui deviendra Blue Velvet. Un univers SF d'autant plus loin du sien que cette adaptation traine ses guêtres dans les coulisses d'Hollywood depuis les années 60. Un temps envisagé sous la houlette d'Arthur P. Jacop (La Planète des singes) et David Lean (Lawrence d'Arabie), puis métamorphosé en manifeste psychédélique et pharaonique par le délirant Alejandro Jodorowsky (ce rêve improbable a même eu le droit à son documentaire), il venait tout juste d'être abandonnée par un ambitieux Ridley Scott (dont le Alien était déjà né des cendres du film de Jodo) lorsque Lynch en récupère le lourd et précieux fardeaux.
Une machine fastueuse au casting royal et au budget glorieux, Dune est dès le départ une œuvre malade traversée constamment par les fantômes de ces multiples films avortés dont on perçoit encore et toujours la trace au grès des plans, des designs ou des dialogues. Pas étonnant que le jeunes cinéaste, à peine sorti de multiples réécritures du nouveau scénario, se soit rapidement senti écrasé sous le poids de la tache, perdu entre les multiples équipes de tournage, ne goûtant que très peu à la préparation des effets spéciaux "spatiaux" et autres impératifs à régler en post-production. Lui préfère largement rechercher une récréation des sensations, des visions mystiques et poétiques de Frank Herbert plutôt que son exploration complexe et incroyablement détaillée d'un futur aussi politique que baroque. Lynch bâcle clairement la mise en place de la grande bataille finale qui aurait dû être un morceau de bravoure épique, pour accumuler des plans étranges, des photographies improbables de l'espace, de gouttes d'eau et de créatures mutantes, ajoutant des détails grotesques dans les décors (en particulier du coté Harkonnen), quelques idées totalement déviantes au service d'un décorum SF beaucoup plus opératique, voir rococo, que réaliste et crédible.
La crédibilité n'est pas le soucis de Lynch tout comme la trame du film qu'il fait voler en éclats autant par une nécessité de temps (le bouquin est une fois encore extraordinairement vaste) que par instinct personnel. Les personnages secondaires vont et viennent d'un premier plan à un arrière plan sans explication et surtout la destinée de Paul Atréide (Kyle MacLachlan, futur acteur fétiche de Lynch... parmi d'autres), destiné à devenir un dieux vivant, se constitue ici par scènes clefs plutôt que par une gradation logique et fluide. Le cinéma de Lynch était déjà une affaire de sensations, d'étrangetés, de mystères et d'aspérités, et même en ajoutant des voix off supplémentaires (omniprésentes dans le livre, envahissantes dans le film) et une narratrice venant carrément évoquer des pans dramatiques entier mis de coté, ce Dune préserve sa nature intangible, esquissée, comme conscient lui-même qu'il n'est qu'une petite porte ouverte sur une fresque beaucoup plus grande. Film définitivement malade, charcuté et greffé de toutes parts, tiraillé entre l'identité du cinéaste, les attentes du producteur et les standards du space opera contemporain, le Dune unique à un pouvoir de fascination hors normes dans l'histoire du cinéma moderne, réussissant en se débarrassant du détail, du mot de Herbert, à en retrouver la voix, le son : un entremêlement de pensées, des cris devenant des armes meurtrière, des voyages spatiaux décrits comme des rêves éveillées qui offrent le pouvoir et des mythes qui prennent corps : « le dormeur doit se réveiller ». Et après y en qui vont nous dire que ce n'est pas un film lynchien...



