Au sein de l'œuvre conséquente du réalisateur et scénariste René Clair, Porte des Lilas se distingue par la présence au générique de Georges Brassens pour ce qui restera l'unique prestation dramatique de l'interprète de « La Mauvaise Réputation » et du « Gorille ». Et pourtant, le troubadour, pas très bon acteur de surcroît, n'est guère plus qu'un second rôle (de luxe) dans une histoire d'amitié plus amère que douce.
C'est à Pierre Brasseur que Brassens doit son rôle dans Porte des Lilas. Si le chanteur s'est plié à l'exercice de bonne grâce, il n'en garde pas un souvenir impérissable et affirme avoir souffert du travail en studio. Contrairement à Jacques Brel, Georges Brassens n'attrapa donc jamais le virus du cinéma. À l'écran, dans un rôle sans nom (on l'appelle « L'Artiste » et basta), il se contente de marmonner du mieux qu'il peut et de froncer les sourcils de temps à autre. Plus à l'aise avec une guitare, Brassens ne se montre vraiment convaincant que lorsque le scénario exige de pousser la chansonnette, à intervalle régulier. Comme une sorte de chœur grec ? Pas vraiment puisque son personnage et ses chansons ne sont là que pour enrichir l'atmosphère et le portrait d'un quartier pittoresque, un quartier qui porte encore les stigmates de la guerre et de l'Occupation avec ces maisons en ruines et ces caves où l'on cache les fugitifs. Entièrement reconstitué dans les studios de Boulogne par Léon Barsacq, le quartier parisien de la porte des Lilas est magnifié par le noir et blanc, les cadres de René Clair et la lumière de Robert Lefebvre. Le bistrot tenu par Raymond Bussières, les boutiques, les rues où chahutent une bande de gamins indisciplinés, la bicoque de « l'Artiste », un marché de vieilles breloques, tous ces lieux et les personnages qui les font vivre font basculer Porte des Lilas dans l'esthétique du conte. Un conte dont la thématique centrale est relativement inhabituelle.
Superbement interprété par un Pierre Brasseur touchant et pittoresque, Julien « Juju » est ce qu'on appellerait de nos jours un looser. Un vieux garçon qui ne travaille pas et qui vit chez sa mère (qui le traite de bon à rien à la moindre occasion) et sa sœur. Comme tout le monde, « Juju » a un meilleur ami (Georges Brassens), un amour secret (la belle et jeune Maria, jouée avec candeur par Dany Carrel) et des rêves qu'il préfère noyer dans l'alcool pour éviter de s'y confronter. Sa rencontre avec Pierre Barbier, criminel et playboy (Henri Vidal, dans un rôle à la Gérard Philippe) va donc profondément le bouleverser. « Juju » voudrait devenir Pierre, être libre, beau gosse et ne penser qu'à sa gueule mais il ne peut pas. Alors il va se mettre à sa botte, comme un bon petit chienchien. Porte des Lilas, c'est l'histoire d'une amitié toxique, d'une amitié à sens unique en réalité. Faussement léger (de par ses dialogues, principalement), le film glisse inexorablement vers le drame et l'épilogue (que nous ne révélerons pas), immoral à souhait, laisse un sale goût en bouche. L'amour et l'amitié ne semblent que peu de choses face à l'envie et la jalousie et la justice n'est pas de ce monde. Ni d'un autre.
Avec des idées de mise en scène à chaque tournant, dont la plus belle reste la lecture d'un fait divers interprété dans la rue par des enfants (hommage distant au burlesque et au cinéma muet), Porte des Lilas est une indiscutable réussite et une preuve supplémentaire de l'inventivité, de la profondeur et de la classe folle du cinéma populaire français des années 50.


