LE CINÉMA DE ELIO PETRI
Il cinema di Elio Petri – Italie – 2023
Genre : Cinéma
Auteur : Alfredo Rossi
Pages : 192
Éditeur : Gremese International, Éditions de Grenelle
Date de sortie : 23 février 2023
LE PITCH
Elio Petri est l’un des réalisateurs italiens les plus importants. Sa notoriété à l’international est liée au succès d’A chacun son dû (1967), mais surtout à Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (Oscar 1971 pour le Meilleur film étranger) et à La classe ouvrière va au paradis (Palme d’or au Festival de Cannes 1972). Bien qu’on l’ait toujours rattaché presque exclusivement au cinéma engagé sur le plan politique et civique, sa position dans ce domaine – et même dans la culture de gauche de l’époque – a toujours été plutôt inhabituelle…
Enquête sur un cinéaste
Considéré comme l’un des grands cinéastes politiques italiens, auréolé d’un Oscar pour Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon et d’une Palme d’Or pour La Classe ouvrière va au paradis, Elio Petri et sa filmographie demeuraient toutefois oubliés des biographes et critiques (hormis des ouvrages de Jean A.Gili, épuisés et rares). Avec la parution du livre Le Cinéma de Elio Petri, le spécialiste Alfredo Rossi répare ce manque et nous permet d’en savoir plus sur un homme complexe et son œuvre engagée.
En l’espace d’à peine vingt ans, entre son premier film L’Assassin en 1961 et le dernier Le buone notizie en 1979, Elio Petri aura construit une filmographie impressionnante de cohérence et de lucidité, voire quasi-visionnaire par moments (Les « années de plomb » esquissées dès Enquête sur en 1970…, la mort d’Aldo Moro anticipée dès Todo modo en 1976…). Seulement onze films (plus quelques courts-métrages)… mais quels films ! Portés par les plus grands acteurs italiens d’alors (Gian Maria Volonté, Marcello Mastroianni, Franco Nero, Alberto Sordi…), aucun ne laissa indifférent le public et les critiques, comme nous l’apprend Alfredo Rossi, l’auteur du livre Le cinéma de Elio Petri qui permet enfin de rendre disponible une monographie consacrée au cinéaste italien.
Présent en préface du livre, l’historien du cinéma Jean A.Gili a fait partie des « fans » de la première heure et avait écrit deux livres publiés en 1974 et en 1996 (difficilement trouvables) et a participé récemment au documentaire Elio Petri, une vie engagée sorti en 2022. Comme le constatent les deux hommes, la filmographie de Petri aura divisé profondément les critiques et les politiques. En effet, difficile de ne pas évoquer les affaires publiques et le communisme (Petri s’encarta au PCI en 1945 à 16 ans avant de se mettre en retrait après 1956 et l’insurrection de Budapest) tant ses films invitent au débat tout en n’oubliant pas de divertir, c’est ainsi qu’on qualifia parfois son cinéma de « pol-pop », politique et populaire.
Né en 1929, issu d’une modeste famille romaine, Elio Petri se passionne dès sa jeunesse pour la politique et la critique cinématographique, écrivant dans plusieurs revues après-guerre. La figure paternelle du père chaudronnier ayant décidé d’arrêter de travailler à la cinquantaine lui inspirera son second film Les Jours comptés, où le grand Salvo Randone (acteur fétiche de Petri) se posait des questions sur la retraite et l’intérêt de travailler …déjà ! Plus précisément, Randone jouera à plusieurs reprises des rôles directement liés au père de Petri (changeant le métier de chaudronnier par celui de plombier plus contemporain) et à une certaine mémoire sociale (le vieux syndicaliste dans La Classe ouvrière…, le père retraité du banquier Total dans La Propriété c’est plus le vol…, le plombier d’Enquête sur…).
L’impuissance
Écrivant dans des revues cinématographiques italiennes (Cinema e films, Bianco e nero…), auteur entre autres d’un livre sur Elia Kazan, Alfredo Rossi fait partie des spécialistes de Petri comme l’attestent un premier livre publié en 1979 et un second en 2015, Elio Petri e il cinema politico italiano, dont on semble avoir droit ici à une traduction. Traité quasiment comme un sujet universitaire avec moult analyses et contextualisations, son livre s’avère un travail passionné et instructif sur un auteur révolutionnaire qui ne caressa jamais dans le sens du poil son public et la critique. Par ailleurs, alors que l’an dernier marquait les 40 ans de sa disparition de Petri, il est à noter que sa personnalité et son œuvre semblent revenir à la mode en Italie avec la parution d’un autre livre de Roberto Curti, spécialiste du cinéma Bis italien, Investigation of Filmmaker en 2021.
Parmi les thèmes de prédilection d’un Petri, qui fit son apprentissage auprès du grand Giuseppe de Santis (Pâques sanglantes, Riz amer…), on retrouve la névrose, la schizophrénie de l’Homme ou pour être plus précis son impuissance. Aussi bien physique et sexuelle que morale et sociale, cette impuissance implique tous ses personnages malmenés par une société répressive et capitaliste ou par des femmes vampiriques. La volonté de changement traverse ainsi ses films mais en fin de compte, le pessimisme règne en maître dans la filmographie de Petri, l’individu ne trouvant jamais le répit et le bonheur escomptés.
Et même sur les films où il eut le moins la main et dut faire face aux exigences des producteurs comme Il maestro di Vigevano (après avoir été écarté du projet Les Monstres qu’il devait réaliser) ou le manifeste Pop qu’est devenu La Dixième victime, Petri parvient toujours à imposer sa patte, ses personnages torturés et son ironie mordante.
Les années de Plomb (à partir de l’attentat de la Piazza Fontana en 1969 jusqu’au début des années 1980), et la fin des illusions allant de pair, marquèrent assurément un tournant dans la perception du cinéaste et dans sa filmographie. Il tourne ainsi un docu-fiction engagé (Ipotesi sulla morte di G.Pinelli) où il met en lumière les incohérences des versions policières du « suicide » du syndicaliste Giuseppe Pinelli, véritable point de départ de cette sombre période de l’Histoire italienne. Après le succès mondial d’Enquête sur…, Petri enchaîne avec La Classe ouvrière…et La Propriété…, ce qu’on nommera la « Trilogie de la névrose » où il s’en prend aux « totems » contemporains : l’ordre, le travail et l’argent. Nettement moins bien accueillis, ces deux films mettent en avant une désillusion et un fatalisme virant à un jeu de massacres d’où personne ne sort grandi.
Les jours comptés
« Trahi » par ses amis du milieu, isolé, vilipendé par la critique et les forces politiques de gauche lui reprochant son absence de militantisme et son pessimisme, Petri s’isole de plus en plus, change de collaborateurs (son association avec le scénariste Ugo Pirro démarrée en 1967 s’achève alors) mais signe encore des œuvres importantes, toujours inédites par chez nous : Le buone notizie, Le mani sporche (téléfilm adaptant Les Mains sales de Sartre) et surtout Todo modo, film maudit où il s’en prenait avec fureur à la Démocratie chrétienne allant jusqu’à mettre en scène les exécutions des caciques (avec Piccoli en sosie de Andreotti !) d’alors dont un certain Aldo Moro (assassiné deux ans plus tard par les Brigades Rouges), interprété par un Volonté très ressemblant et dans un état second.
On ne peut s’empêcher de regretter que ce grand cinéaste, complexe et populaire, s’éteignit à seulement 53 ans (au même âge que le personnage du Père interprété par Randone dans Les Jours comptés…) alors qu’il avait encore de nombreux projets en tête, qu’il mettait en scène pour la première fois au théâtre (L’Horloge américaine de Arthur Miller avec Lino Capolicchio en 1981) et s’adonnait à l’écriture de nouvelles. Deux d’entre elles sont d’ailleurs proposées dans le livre de Rossi, Ex et Brève rencontre. Publiées en 1982 peu avant sa mort et alors qu’il se savait malade, elles s’avèrent déchirantes et ô combien intéressantes pour mieux cerner un homme ne se sentant plus à sa place, ayant rejoint les rangs des « ex », amoureux du Septième Art mais comme prisonnier de cette caméra et de cette pellicule qui lui coûtent une partie de ses films…
Analysant un à un les différents métrages, Rossi nous donne en même temps l’envie de (re)découvrir nombre de films notamment ceux toujours inédits en France. A chacun son dû (pourtant Prix du scénario à Cannes en 1967) est un magnifique jeu de dupes sous auspices mafieux (on songe aux films « siciliens » de Damiani), Un Coin tranquille à la campagne est un cauchemar artistique mené par le véritable couple formé par Vanessa Redgrave et Franco Nero, Le buone notizie marque la seule collaboration avec le grand Giancarlo Giannini qui produit aussi le film… Il ne nous reste plus qu’à espérer que nos éditeurs vidéo suivent la voie ouverte par ce livre fondamental et s’intéressent de plus près à la courte mais passionnante filmographie de Elio Petri, dont la radicalité et la lucidité demeurent toujours aussi exemplaires et inspirantes de nos jours.