TOUT VA BIEN
France – 1972
Support : Bluray
Genre : Film politique
Réalisateur : Jean-Luc Godard, Jean-Pierre Gorin
Acteurs : Yves Montand, Jane Fonda, Vittorio Caprioli
Image : 1.66 16/9
Son : Français DTS HD Master Audio 5.1 et 2.0, Audiodescription pour aveugles et malvoyants
Sous-titres : Sourds et malentendants
Durée : 96 minutes
Distributeur : Gaumont
Date de sortie : 08 février 2023
LE PITCH
Alors que leur histoire d’amour bat de l’aile, un cinéaste désabusé accompagne sa femme, journaliste d’investigation, pour l’interview d’un directeur de manufacture. Mais ce dernier est séquestré dans son bureau par des grévistes et les deux visiteurs ne tardent pas à le rejoindre. La lutte sociale à laquelle ils assistent est l’occasion d’un point sur leurs propres rapports de couple.
Mai 72
Aucun film de Jean-Luc Godard n’est totalement dénué d’un discours politique conscient. Parfois celui-ci prend la forme du sous-texte plus ou moins cryptique auquel se tiennent la plupart des cinéastes classiques afin de ne pas plomber les ambitions intemporelles de leurs récits. Plus souvent, ce type de discours s’invite chez lui au premier plan (ce qui a occasionnellement valu au réalisateur les foudres de la censure, comme pour Le Petit Soldat au début des années 1960). Une dizaine d’années après des débuts fracassants au sein de la Nouvelle Vague, « mai 68 » est passé par là. Godard et son ami François Truffaut, qui n’ont jamais été tout à fait étrangers aux élans révolutionnaires de la jeunesse, furent les fers de lance d’une paralysie tardive du festival de Cannes en soutien au mouvement national amorcé par les ouvriers. C’est sur le bilan des quatre années qui ont suivi cet énorme soulèvement populaire que se concentre Tout va bien – au titre évidemment (et malheureusement) ironique…
Il serait difficile d’imaginer autre chose qu’un film frontalement politique au regard de son générique, dans le contexte du début des années 1970 : d’un côté de la caméra Jean-Luc Godard et son comparse du moment Jean-Pierre Gorin (auquel il faut rendre justice pour la mise en œuvre technique du projet que Godard, alors infirme, n’était pas en mesure d’assurer pleinement), tous deux directement issus du groupe Dziga Vertov, collectif dissident fondé au lendemain des « événements » de 1968, et déjà sur le point de péricliter moins de dix films plus tard, juste après l’ultime Letter to Jane et la brouille définitive des deux bonshommes. Prompt à se brouiller avec lui-même autant qu’avec les autres, Jean-Luc Godard renie à ce moment-là toute velléité d’auteur et se transforme en activiste maoïste. Une période qui se veut ultra-militante mais ne sera ni la plus créative ni la plus efficiente de sa carrière – même sur le plan politique. Et puis, de l’autre côté de la caméra, un couple de comédiens inouï : Yves Montand, star planétaire carriériste au possible et dont les accointances communistes (plus modérées alors que celles de Godard) ont fait couler beaucoup d’encre en leur temps, et la militante féministe Jane Fonda, engagée publiquement contre l’intervention américaine au Vietnam. Un vrai baril de poudre idéologique, donc, que ce quatuor enfermé dans un studio pour parler lutte des classes et société de consommation.
Concernant Godard et Gorin, l’entente est encore au beau fixe et se révèle pleinement dans un discours et une mise en scène impériaux, magnifique exemple de pamphlet certes vitriolé mais traité avec une honnête distanciation, combiné à un brillant geste esthétique – les deux marchant main dans la main pour le meilleur. Du reste on peut juger ici tout ce qu’il y a d’illusoire à refuser le statut d’auteur – Godard parlant en fait de lui-même plus directement qu’il ne l’a jamais fait, amorçant une tendance qui le poursuivra pour la quinzaine d’années à venir et rouant son style dans un contexte où il jugeait pourtant obscène cette « politique des auteurs » et se refusait alors à s’y draper, préférant l’élan collectif de la révolution sociale organisée. Toujours paradoxal et, en cela, fidèle à lui-même. La place réservée à Montand et Jane Fonda dans cette affaire ? À défaut d’être surprenante, elle reste très inhabituelle. Pas tant parce que Godard passe son temps à les dépouiller de leur condition de vedettes (en les perdant au milieu d’acteurs de second plan qui revêtent la même importance, faisant encore et toujours de la mise en scène et du montage les vrais héros de l’aventure), mais parce que contrairement à pas mal d’autres passées devant la caméra du suisse incontrôlable, leur « persona », même malmenée, subsiste remarquablement. Montand reste Montand, avec sa diction, sa prestance, même en poussant des quartiers de viande dans un dispositif documentaire… et Jane Fonda reste égale à elle-même, impossible à « réduire », probablement parce qu’elle a toujours eu coutume de jouer le naturel et que rien dans son charme et son aura ne relève d’une fabrication standardisée.
Toute est politique
Il faut voir et revoir toute la première partie du film qui met l’accent sur cette usine à l’arrêt, ses bureaux investis par les factieux, les « interviews » face caméra des différentes forces en présence par un reporter fantôme dont les questions ne sont pas audibles, à la manière de Rashômon… Il faut considérer quel précieux document elle nous fournit sur un passé qui a tendance à se répéter, l’opposition parfaitement décryptée entre les ouvriers les plus à cran et le syndicat censé les représenter – un manque de cohésion dont le cercle vicieux, scruté de près par Godard et Gorin, ne peut que faire le jeu du « capital » (le directeur, enfermé dans son bureau, pavoisant déjà et récupérant les manifestations de colère les plus brutales pour nourrir son propre discours paternaliste). L’intelligence du point de vue donne, encore aujourd’hui, beaucoup de grain à moudre quant à la réflexion sur les rapports de force dans le monde du travail, et plus généralement sur le(s) sens des mots « dominant » et « dominé ». Du reste, personne n’est propre et la violence systémique engendre une violence plus immédiate – il faut voir les grévistes jouer à la balle dans les couloirs et empêcher sciemment leur supérieur de se rendre aux toilettes et contraignant sa propre dignité. Les solutions formelles déployées pour rendre compte du problème sont plus brillantes les unes que les autres : que dire de ces impeccables travellings latéraux balayant tout le décor, grâce auxquels Godard trouve de nouvelles directions passionnantes à un principe de mise en scène inauguré cinq ans plus tôt sur son Week-end, dans un contexte aux antipodes !
Le film, remarquablement bien construit, prend plusieurs directions parallèles. D’abord celle de la critique pure, marxiste et désabusée, du monde environnant post-68. Elle débute dès l’ouverture avec ces voix-over ironiques qui mettent en abîme le récit cinématographique classique, et ce long plan du chéquier signé à de multiples reprises par le producteur qui détaille tous les corps de métier et ce que coûtera chacun d’eux). Puis c’est la publicité télévisuelle qui est visée, ainsi que la nudité gratuite dont elle use et abuse. Godard, plus que jamais, aime à mettre en perspective l’économie en général et celle du cinéma en particulier, interrogeant ce dernier avec d’autant plus de rigueur qu’il constitue son moyen d’expression, paradoxal et imparfait, pour traiter des questions qui fâchent. À cette critique répond étonnamment celle de l’élément masculin dans un couple en péril, double du cinéaste en butte à un insoluble dilemme via le décalage entre sa source de revenus et ses aspirations d’artiste. Le long monologue d’Yves Montand sur la réclame, la Nouvelle Vague et les événements de mai, en adresse directe aux spectateurs, vaut le voyage à lui seul. En quoi l’histoire de couple est-elle connectée à la lutte des classes ? Le film répond immédiatement, et y reviendra finalement comme une boucle : en bons gauchistes qui s’assument, Godard et Gorin soumettent sans compromis l’individu à son contexte. Dans une invisibilité relative, c’est le socio-politique qui détermine TOUS les rapports des uns avec les autres. Pour s’affranchir de ses propres démons, parfois vécus comme très abstraits, l’individu se doit de transformer ledit contexte comme il le peut – sous peine, autrement, de le subir. « Puisse chacun être son propre historien ».
D’apparence l’un des films parmi les plus resserrés, les moins éclatés de Jean-Luc Godard, Tout va bien se révèle être une véritable mine grâce à cet entrelacs des luttes ouvrières et de la vie d’un couple – ce second thème étant loin, comme on pourrait le penser, de le céder en quoi que ce soit à l’autre. La justesse d’écriture de tous les dialogues de Jane Fonda dans une séquence de confrontation domestique face à son homme, devrait tenir lieu de référence sur le sujet. Et l’on devrait sortir Godard, une fois pour toute, de la caricature qu’on a fait de lui et qui empêche depuis bien trop longtemps de relire ses films avec la rigueur et la légèreté qui conviennent.
Image
C’est un bonheur de constater qu’un tel cinéma, devenu aussi confidentiel que peu étudié d’un point de vue strictement plastique, peut encore susciter un travail technique aussi consciencieux : tant sur la restitution des couleurs que sur le piqué de l’image, le travail est bluffant et permet, enfin, de saluer de nouveau la rigueur esthétique d’un cinéaste trop souvent relégué à son apport iconoclaste au septième art, comme si ce dernier restait déconnecté d’un travail maniaque sur la forme. Il n’en est rien, et l’on possède enfin une édition qui en témoigne !
Son
Souvent agressif et déstabilisant – souvent jugé confus –, le son dans les films de Godard relève de la même maniaquerie complètement affranchie des règles usuelles. Là encore, la présente édition permet d’en sentir à la fois la richesse et l’impact, la finesse et l’agressivité, avec une piste extrêmement claire et dynamique, au volume rehaussé, sans le moindre souffle parasite.
Interactivité
Deux entretiens : une intervention d’Antoine De Baecque, biographe de Jean-Luc Godard, qui contextualise le film (sa production à la suite d’une proposition de Jean-Pierre Rassam, sa réalisation à quatre mains, sa réception publique) ; et puis une précieuse interview du chef opérateur Arman Marco, lequel explique très bien, avec force détails, ce mélange de laxisme en surface et de maniaquerie en profondeur qui caractérise la direction artistique de Jean-Luc Godard, évoquant avec pudeur mais sans langue de bois l’atmosphère tendue du tournage.
Enfin, un gros morceau : le moyen-métrage Letter to Jane, collage photographique effectué et commenté en voix-off par Godard et Gorin où les deux cinéastes, au lendemain du long-métrage qui l’avait vue partager l’affiche avec Yves Montand, critiquent la médiatisation de l’engagement de Jane Fonda au Vietnam à partir d’une photographie publiée dans le journal L’Express. S’adressant directement à la comédienne, le commentaire à la fois très nuancé et d’une violence débridée est un bel exemple du travail de francs-tireurs caractéristique du groupe Dziga Vertov.
Liste des bonus
Letter to Jane (52′) ; JLG / ADB (entretien avec Antoine De Baecque ; 14′) ; JLG / AM (entretien avec Arman Marco ; 15′) ; bande-annonce.