THÉORÈME
Teorema – Italie – 1968
Support : Bluray & DVD
Genre : Drame
Réalisateur : Pier Paolo Pasolini
Acteurs : Terence Stamp, Silvana Mangano, Massimo Girotti, Anne Wiazemsky…
Musique : Ennio Morricone
Image : 1.85 16/9
Son : DTS HD Master Audio ; Anglais, italien 2.0
Sous-titres : Français
Durée : 98 minutes
Editeur : Sidonis Calysta
Date de sortie : 29 février 2024
LE PITCH
Dans une grande demeure milanaise vit une famille bourgeoise. Un couple, ses deux enfants, une domestique. L’arrivée d’un visiteur va mettre chacun d’eux face à soi-même. Son départ bouleversera leur vie.
Godard et Pythagore
Pasolini est un cinéaste inclassable, on le sait. Il fait partie des grands dont la filmographie témoigne d’une envie de changement constante autant que d’une extrême cohérence. Il s’est attaqué à des mythes (L’Évangile selon Saint Matthieu, Œdipe Roi, Médée), à des littératures inadaptables (Le Décaméron, Les 120 Journées de Sodome…) et offre, avec son Théorème, l’un de ses films les plus sublimes au cinéma italien des sixties.
On n’intitule pas un film « Théorème » pour rien. C’est un titre qui s’assume, d’une part, et d’autre part qui impose par lui-même sa grille de lecture intrinsèque. Si l’on ne connaît pas vraiment Pasolini scientifique, on le connaît philosophe. Or il revient souvent, dans ses projets de films, à des époques assez reculées où l’un et l’autre n’étaient pas vraiment distincts. Un théorème implique démonstration, axiomes et preuves. Il suggère, à tout le moins, une construction mathématique. Plus profondément, il participe à la résolution d’un problème posé. Côté construction, Pasolini est implacable : l’incipit qui voit des ouvriers auxquels un patron vient de céder ses usines, interviewés par des journalistes aux questions profondes, puis l’exposition d’une famille « type » de la bourgeoisie italienne, l’intrusion (sans aucun motif !) d’un étranger au sein de leur foyer, le passage d’un personnage à l’autre pour chaque événement nouveau, comme autant d’équations à solutionner… et puis, à la moitié du métrage très exactement, l’élément perturbateur quitte la maison (et le film) comme il est venu, laissant place à des développements individuels successifs. L’architecture est parfaite. Mais surtout, elle se montre. La démonstration ne se dissimule sous aucun artifice scénaristique.
De même façon, chaque geste fait sens, sans équivoque, à l’intérieur du cadre. Tout répond à une logique imparable, méticuleuse, intellectuelle. Comme ce plan sur le livre effeuillé dans le jardin par Terence Stamp, qui est aussi un plan (caméra subjective oblige !) sur la zone des parties génitales observée par la servante, Emilia. La façon dont le jeune homme laisse tomber la cendre de sa cigarette sur son pantalon pour salir à la fois l’image, les pensées de la domestique, la propreté de façade qui caractérise ce petit microcosme. L’ambiguïté avec laquelle la bonne est ainsi invitée à venir lui épousseter la cuisse, répondant à la fois aux normes assimilées, irrépressibles, de sa condition, mais également à un désir sexuel bouillant.
À côté de cette rigueur austère – ou, plus exactement, dompté par elle – se devine un langage beaucoup plus sauvage et nerveux, où perce la modernité des folles années 1960. Pasolini commence à filmer avec Accattone en 1961. Comme réalisateur, il fait d’abord partie des héritiers du néoréalisme de Rossellini et De Sica, filmant le monde en crise, le contemporain, la complexité des êtres. D’autre part, il subit à chaud la déferlante Jean-Luc Godard et sa façon de repousser les limites du langage filmique. Très vite, on perçoit l’influence de l’auteur d’À bout de souffle et du Mépris à l’intérieur de Théorème, qui pointe sous le calme apparent de l’esthétique pasolinienne : montage non-linéaire, dialogue inaugural qui expose sans voile le sujet du film, passage abrupt de la couleur au noir et blanc, bande-son qui tourne le dos au réalisme, références bibliographiques plurielles et appuyées (Tolstoï et Rimbaud côtoient les « Éléments des constructions civiles – structures murales » de Carlo Roccatelli tout comme Mozart partage la bande originale avec le jazzman Ted Curson et la musique pop signée Morricone…), pas mal de choses ici transpirent Godard et la modernité en général – dans sa première déclinaison. Les principes habituels de mise en scène propres à Pasolini ne font qu’y ajouter, avec leur mélange de plans très graphiques, très composés, et de caméra-épaule plus fébrile, qui réconcilie l’ampleur sentencieuse propre au sacré et l’immédiateté de l’instant – la réunion des deux formant ce « théorème », cet espace quasi scientifique de réflexion quelque part entre les principes universels, immuables depuis la nuit des temps, et l’urgence politique contemporaine.
Je vous salue, Karl Marx
Théorème cultive, au début, une imagerie typique des films italiens des années 1960-70, dans laquelle les architectures plombantes et les signes extérieurs de richesse de grands bourgeois décrits comme mortifères se heurtent à la musique pop venue de Liverpool et à des formes naïves de contestation juvénile. On trouve cette confrontation portée à son paroxysme dans le cinéma de genre, avec par exemple le Perversion Story et Le Venin de la Peur du même Lucio Fulci. Mais chez Pasolini, les deux extrêmes ne s’opposent pas : ils sont incorporés au même milieu. L’introduction en noir et blanc, muette, sur une musique squelettique et dissonante de Morricone, nous présente une zone industrielle déserte, une ville morne (Milan) et les membres de la famille que le récit va mettre un point d’honneur à étudier, comme une entité sans saveur, construite sur de l’angoisse et du néant, évoluant sous une chape de plomb. L’annonce de l’arrivée prochaine du « visiteur », puis sa première apparition, marquent le surgissement de la couleur, d’une musique vive et stimulante, l’invasion des corps et du brouhaha des conversations sur la bande-son : l’arrivée de la vie. Par la suite, ce mystérieux jeune homme connaîtra bibliquement chaque habitant de la maison, recueillant leur désir sexuel et, plus largement, leur fascination. Il fera éclore des passions, suscitera des vocations, des questionnements, des élans du cœur… et disparaîtra, laissant ses cinq « illuminés » face à eux-mêmes.
Terence Stamp, la trentaine, futur général Zod de Superman alors en activité depuis cinq ou six ans, incarne ce Christ moderne de la meilleure façon, jouant tour à tour de sa féminité ou de sa virilité pour séduire l’autre, mettant à la fois ce qu’il faut de calcul et de bienveillance au fond de ses yeux pour que ses intentions restent incertaines. Du reste, il n’est au fond qu’un personnage-fonction, un révélateur, un miroir dont la présence arbitraire est appelée puis confisquée par les apparitions d’un jeune coursier (battant des bras comme s’il avait des ailes – un ange…?) et des télégrammes qu’il apporte. Le véritable drame se joue dans la famille, une fois le tumulte intérieur déclenché de façon irréversible. Chacun se confessera à l’étranger. On retrouvera alors le Pasolini poète, écrivain, et même essayiste, en des monologues verbeux dont la teneur n’entame en rien l’essence du cinéma – comme on peut en retrouver dans les derniers travaux de David Cronenberg. Chaque confession ressemblera à un aboutissement psychanalytique, énoncé par un patient en état de grâce. Puis c’est le vertige du vide qui revient, l’angoisse existentielle, insupportable, où les armures se fêlent, exposant les failles de la mécanique interne – celles-là même que se proposait de décortiquer le cinéaste : les failles structurelles du système bourgeois.
Conscients de leurs points faibles, voire de leur point de rupture, dépouillés des rapports sociaux qui dressent des murs de conventions entre soi et soi-même, les personnages iront dorénavant seuls, qui fuyant en avant dans le sexe adultère, qui trouvant refuge dans le mutisme, qui se dépossédant de tous ses biens jusqu’au plus indispensable… L’un incarnera même, à l’occasion d’une réflexion sur l’art qui met le film lui-même en abyme, l’histoire de la peinture abstraite – de sa dimension la plus triviale à la plus sacrée ; un autre deviendra un Saint et accomplira des miracles ; un troisième réalisera sans révolte ni négociations le rêve du communisme. L’amplitude est étourdissante, avec une économie de moyens exemplaire. Alors on touche à l’une des spécificités les plus fascinantes de Pasolini, qui ne demande qu’à s’élargir à bon nombre d’artistes politiquement engagés à gauche de sa génération : l’injection bouleversante du « visiteur » dans le foyer bourgeois a accouché d’une transcendance. La transcendance n’est pas une valeur très marxiste. De même que la religion ou le « sacré » en général. Pasolini trouve, lui, ses marques de chaque côté de la frontière. Son Théorème multiplie les prières, églises, miracles, paysages vierges de Genèse… En bon italien qu’il est, la Foi a une place inflexible dans sa culture, que le rejet de tous les pièges bourgeois du monde n’entame en rien. Que signifient alors la Foi, la transcendance et le sacré pour un tel homme ? Réponse schématique : c’est la force qu’il convient d’opposer au consumérisme galopant, à l’individualisme vulgaire et à un libéralisme dangereux qui forment l’essence de la « pensée » bourgeoise, à laquelle il s’oppose. En somme, si Dieu est une impasse, le Sacré est une composante humaine à conserver – d’où cette aspiration vers le mythe, l’Antique, le primitivisme qui caractérisera de plus en plus ses films à venir – et dont la bourgeoisie et son idéal se présentent comme une dérive, une décadence. Toutefois, tout a ses limites, et dans le cri final du film, au bord de l’Illumination divine, peut-être doit-on entrevoir, soudain, le vide… ?
Lorsqu’au début des années 2000, John B. Root, éminent pornographe, avait réalisé son French Beauty encensé à l’époque par les Cahiers du Cinéma, son film semblait répondre à la tradition des parodies (sexuellement explicites) de films traditionnels récents – avec en point de mire, évidemment, l’American Beauty de Sam Mendes sorti deux ans plus tôt. À qui voulait l’entendre, le réalisateur corrigeait volontiers le tir en affirmant que son modèle était moins le film de Mendes que le Théorème de Pasolini. Ultime consécration ? Certains se garderaient bien de le dire et même de le penser. Nous le disons ici pour eux.
Image
Donnant réellement une nouvelle jeunesse a un grand film pour lequel les copies les plus irregardables ont circulé, la restauration en 4k d’il y a deux ans supervisée par la Cinémathèque de Bologne est un régal. Respectant la photo plus ou moins contrastée du film sans tirer sur les noirs, elle lui conserve ses fadeurs colorimétriques délibérées, sublime l’usage de ses gros plans, et s’avère surtout d’une propreté impeccable et d’une définition parfaite. L’esthète austère qu’était Pasolini s’en trouve très bien servi et c’est le moment idéal pour redécouvrir son trésor.
Son
Tout aussi propres, les bandes-sons anglaise et italienne rejoignent le constat habituel qu’on peut leur adresser dans les productions transalpines : tourné en anglais, le film trouve dans cette langue sa vraie dynamique et un naturel accru, souligné par un équilibre et une puissance de la bande-son peut-être plus satisfaisants que pour la version italienne, où les voix se trouvent davantage mises en relief mais surexposent un mixage un peu « cru ». Mais tout cela est pur pinaillage et les deux options tiennent très bien la route. Morricone livre différentes facettes de son génie (pas les plus attendues) et le caractère hypnotique du film trouve largement sa source dans la gestion du son, quelle que soit la langue choisie.
Interactivité
Une interview de Pasolini, pour la télévision française, ouvre en très peu de temps de très belles pistes pour réfléchir sur le film et son auteur. Puis une conversation un peu plus longue, toujours en français, revient davantage sur le cinéaste lui-même, son esprit, ses idées et sa façon d’aborder son art. Les deux documents sont d’époque.
C’est ensuite une intervention d’Henry Chapier qui fait réellement office d’analyse critique. Le journaliste y revient sur le contexte de sortie du film, la division violente qu’il a suscitée auprès de différents publics (les gauchistes, les catholiques), sa mécanique, ainsi que les controverses et les brimades qu’il essuya dans un système politique également très bien expliqué. La mort tragique du cinéaste par assassinat (toujours pas élucidée) est également abordée longuement, complétant le portrait d’un artiste qui, jusqu’au bout, aura attisé la haine à force de dénoncer les systèmes oppressifs. Enfin, Chapier épilogue sur ce paradoxe qui vit Pasolini taxé de réactionnaire à cause de son refus de certaines valeurs perçues comme progressistes et que lui dénonçait justement comme faisant partie d’un globalisation libérale à proscrire.
Puis c’est Pierre Kalfon, producteur, anciennement attaché de presse de nombreux cinéastes italiens de l’époque, qui décrypte (dans un entretien à la facture technique douteuse) la genèse du projet et livre son interprétation enthousiaste et pertinente du récit de Théorème, faisant notamment mention du roman éponyme rédigé par Pasolini parallèlement à la conception de son film. L’œuvre y est mise à sa juste place : celle d’objet d’art unique et indispensable, dont le génie désarme sans effort les maigres arguments de tous ses détracteurs passés.
Côté anglais, faisant l’objet d’un entretien d’une trentaine de minutes, c’est Terence Stamp qui assure le témoignage de l’expérience du film, vécue de l’intérieur. Dans un discours passionnant en tous points, il raconte sa rencontre avec Fellini, sa passion (plus que compréhensible) pour sa future partenaire de jeu Silvana Mangano, et son compte-rendu du tournage est à la fois une leçon très fine sur le métier d’acteur et une évocation extrêmement critique de Pasolini lui-même, personnage ambivalent avec qui Stamp a toujours des comptes à régler. Il en profite aussi pour parler de sa longue retraite spirituelle dans un ashram suite à ces expériences, avant de revenir sur le devant de la scène vers la fin des années 1970 pour la longue et brillante carrière que l’on connaît. Cette interview datant de 2007 est un bonheur.
Enfin, l’édition propose un long-métrage documentaire réalisé en 2001 par la comédienne Laura Betti (qui interprète Emilia, la domestique, dans Théorème), coproduit par ARTE, comprenant un nombre important d’archives dans lesquelles Pasolini s’exprime entre autres sur sa vie, son écriture et sa vision du monde, mais aussi des lectures de ses textes, des captations de ses activités sportives, des extraits de films et des interventions ponctuelles de Paolo Volponi, proche du cinéaste – documentaire qui est aussi un instantané de l’Italie politique et sociale dans laquelle l’artiste a créé ses œuvres. Les néophytes y trouveront une porte d’entrée idéale et les admirateurs, très certainement, de quoi approfondir leurs connaissances sur l’homme. Un bel argument de vente pour une édition généreuse et très qualitative.
Liste des bonus
Un livret sur la vie de Pier Paolo Pasolini par Hervé Joubert Laurencin, professeur d’histoire du cinéma en université et spécialiste de Pasolini (68 pages),Interview de Pasolini lors de la sortie du film (3′) ; Conversation avec Pasolini à la sortie du film (6′) ; Entretien avec Henry Chapier (25′) ; Entretien avec Pierre Kalfon (10′) ; Interview de Terence Stamp (33′) ; Pier Paolo Pasolini et la Raison d’un Rêve, de Laura Betti (88′).