Les années 90 furent traversées par une résurgence des figures vampiriques, définitivement réinvesties par les sublimes Dracula de Coppola et Entretien avec un vampire de Neil Jordan. Les années 90 furent aussi la décennie d’Abel Ferrara. Une forme d’âge d’or, le nez gonflé de poudre blanche et l’esprit vacant avec la même frénésie que son cher New York en voie de disparition, où le cinéaste, toujours accompagné de ses comparses, telle une famille déconnante (le scénariste Nicholas St John, le photographe Ken Kelsch, le compositeur Joe Delia…), enchaînait les chefs d’œuvre d’une modernité incomparable : The King of New York, Bad Lieutenant, Body Snatchers, Nos Funérailles… La rencontre improbable entre ces deux vagues va s’appeler The Addiction. Un film de vampire tourné pour trois fois rien en 20 jours à peine dans les rues qu’il connaît par cœur, en compagnie de la découverte Lili Taylor et une apparition cathartique d’un Christopher Walken en gourou littéraire. Un objet particulièrement curieux, presque une variation sur le postulat du mythique L’Ange de la vengeance, sauf qu’ici ce n’est plus la destruction de l’autre qui se transmet de corps en corps, mais le besoin d’autodestruction.

Transmissible

Baigné à la fois dans un flot de citations philosophiques (Kierkegaard, Feuerbach, Nietzsche, Sartre…) frisant la logorrhée, dans d’entêtants bruitages urbains animales et surtout un noir et blanc somptueux évoquant les grands élans gothiques du mythe, The Addiction reste un film aussi chaotique que fragile. Une succession d’errances, de réflexions nihilistes sur les génocides à répétitions du XXe siècle (la Shoa se mêle aux massacres du Vietnam), qui finalement ne fait que projeter sur grand écran l’état mental de son auteur, son mélange de fascination et de crainte envers les addictions auxquels il s’est dévolue, son besoin probable d’une rédemption au-delà de l’ultime destruction. On se transmet moins ici les pouvoirs d’un super-prédateur ou les pulsions sexuelles qu’une authentique et insatiable faim, pulsion primaire qui dévore tout sur son passage, renvoie les essais philosophiques à une intellectualisation impuissante devant tant d’animalité retrouvée. La métaphore filée de la drogue et de l’acceptation de s’y perdre (chaque victime a toujours le choix) est d’une limpidité assumée. La forme proprement dite du film à la foi élégante, contemplative et consciemment expérimentale, déroute beaucoup plus, oscillant entre le beau, le fascinant, le vulgaire, parfois même le ridicule ou le naïf, comme cet épilogue d’une candeur étonnante dans le cinéma d’Abel Ferrara.

Avant cette ultime épiphanie, The Addiction aura livré l’une des séquences d’orgie vampirique les plus surprenantes et sauvages du cinéma, faisant d’une soirée de soutenance de thèse un véritable banquet sanglant et chaotique. Un sacré shoot.