SAUVE QUI PEUT (LA VIE)
France, Suisse, Allemagne, Autriche – 1980
Support : Blu-ray
Genre : Drame
Réalisateur : Jean-Luc Godard
Acteurs : Isabelle Huppert, Nathalie Baye, Jacques Dutronc
Musique : Gabriel Yared
Image : 1.66 16/9
Son : Français DTS HD Master Audio 2.0
Sous-titres : Anglais, Français pour Sourds et malentendants
Durée : 88 minutes
Distributeur : Gaumont
Date de sortie : 08 février 2023
LE PITCH
Denise Rimbaud, la trentaine passée, décide de quitter la grande ville pour la campagne. En couple avec Paul Godard, réalisateur à l’existence instable qui rechigne à la suivre dans cette direction, elle croit pressentir la fin de leur histoire commune. Pendant que ces deux vies tendent à se déconstruire, celle d’Isabelle, une jeune prostituée, est peut-être en passe de s’épanouir.
La confusion des sentiments
Un couple se désagrège. La femme, autrice entre autres, change son cadre de vie et envoie tranquillement valser tout ce qui, dans son environnement personnel, s’apparente à une forme de contrainte. L’homme, à la sexualité confuse et aux angoisses abstraites, logeant à l’hôtel et passant à côté de sa vie, se met à dos toutes celles qui auraient du compter pour lui et pour qui il comptait (sa petite amie, sa fille, son ex-femme). Pendant ce temps une call-girl pragmatique, anesthésiée par la teneur de son travail, souhaite changer d’appartement. À cette occasion leurs parcours vont se croiser.
Voilà pour l’histoire. Parlons maintenant de cinéma. La conception de Sauve qui peut (la vie) fait peut-être du film, pour le néophyte, l’une des portes d’entrée idéales au cinéma de Godard : écrit en collaboration avec Jean-Claude Carrière, brillant scénariste extrêmement souple et rigoureux à la fois dans son approche, mis en musique par le jeune Gabriel Yared qui y faisait pour ainsi dire ses débuts au cinéma mais enchaînera très vite les collaborations (jusqu’au 37°2 le matin de Jean-Jacques Beineix six ans plus tard, dont on reconnaît déjà ici les accents mélancoliques et oniriques), l’objet adopte une structure et une patine un peu plus classique que les essais auxquels Godard nous avait habitués – surtout durant la décennie 1970. Bien sûr il convoque toujours, à intervalle régulier, des références artistiques qui se donnent comme une mosaïque de pistes élaborant un sous-texte complexe (Milan Kundera, Amilcare Ponchielli, Marguerite Duras…) mais celles-ci s’avèrent moins nombreuses et plus dissoutes dans le récit que de coutume. De même les effets de montage syncopés, les agressions sonores, les chocs de rythme sont bien là, mais ne saturent pas le métrage ni ne cassent totalement l’immersion. Bref, ce Godard cuvée 1980 tient davantage du Mépris que de Pierrot le Fou.
Il est de plus en plus urgent de dépoussiérer Godard de tout ce qu’on a pu penser de lui en bien ou en mal, souvent par velléité partisane du côté des critiques, souvent par ignorance du côté d’un public qui condamne pour la forme la grosse soixantaine de films du cinéaste (sans parler de tous ses courts-métrages et de son travail considérable à la télévision) à l’aune, parfois, de ses deux ou trois œuvres les plus citées – voire d’une seule. On ne peut pourtant pas se contenter de remarquer que Godard irrite, que son style racle la rétine. Ce serait comme remarquer que les films de Gaspar Noé sont désagréables à regarder et rejeter tout leur projet sur cette seule base. Certains, évidemment, ne se privent pas de le faire. Godard a le mérite du franc-tireur, de l’empêcheur de tourner en rond, de celui qui propose une forme a priori perdue d’avance pour l’adhésion du grand public et qui s’y tient, à la force du poignet, gagnant parfois le succès pour un temps et le respect de certains pour toujours, écopant des pires insultes au passage. Il fallait un Jean-Luc Godard. De même qu’il faut un Noé, un Kubrick, un Tarantino, un Dario Argento… Les imiter est vain ; la photocopie de leur pratique ne peut produire qu’une dévitalisation dommageable et un appauvrissement de la forme. Mais le développement de leurs styles respectifs par leurs seuls soins, traversant plusieurs décennies, plusieurs crises sociales, plusieurs genres, est une inépuisable mine pour qui choisit de s’y abandonner.
Sauve qui peut (la vie) parle de l’urgence à se connaître, à se construire, à se re-construire, à s’émanciper des carcans préétablis. C’est l’œuvre d’un auteur intranquille, travaillant dans l’hésitation permanente, qui a plusieurs fois brisé ses idéaux, cassé les piédestaux sur lesquels on l’avait juché, révisé sa copie, et dont on ne devrait pas oublier qu’il « filme son désordre », selon ses propres mots… Ici comme dans Tout va bien (son précédent opus), il se raconte lui-même, en partie, à travers son personnage masculin dont il fait, encore une fois, un être immature et fragile. C’était Yves Montand en cinéaste / publicitaire aigri ; c’est ici Jacques Dutronc en réalisateur qui ne réalise rien, tournant en rond, cigare aux lèvres, en butte à la vacuité de son itinéraire, toujours enclin à déranger la vie des autres pour supporter la sienne…
Une femme est une femme
Parmi les innombrables reproches régulièrement adressés aux films du réalisateur, figure leur supposée misogynie. Ce n’est pourtant pas le moindre des aspects du cinéma de Godard que de toujours représenter les femmes comme des individus superbes jusque dans leurs souffrances et leurs contradictions, et les hommes comme des créatures rampantes, systématiquement ridicules dans leur paternalisme de façade et leurs ratiocinations délirantes. Dès son court-métrage Charlotte et son Jules, il mettait en scène une femme joviale et silencieuse forcée d’entendre le verbiage immonde de son ex-petit ami (qu’on appellerait maintenant du mansplaining – modèle géant !) dont le mélange d’assurance et de pleurnicherie ne pouvait que provoquer l’hilarité. Ce qui n’empêche pas Godard de mettre un peu de lui, de manière évidente, dans ce discours masculin – preuve qu’il adopte toutes les positions possibles sauf celle du surplomb confortable. Comme Jacques Rivette ou Éric Rohmer, comme Jacques Demy à sa manière et comme Agnès Varda qui a précédé de plusieurs années tout ce petit monde, Godard est un grand cinéaste de la féminité. Le lui refuser encore et toujours au point de lui accoler une étiquette de misogyne toujours plus ridicule à mesure que l’on revoit ses films, relève d’une mauvaise foi assez indéfendable.
Ici les trois personnages principaux figurent trois notions distinctes indiquées tour à tour par des intertitres. Ainsi Denise, le personnage joué par Nathalie Baye, renvoie-t-il à l’imaginaire et celui d’Isabelle Huppert au commerce. Denise évolue dans des interstices mal définis et s’accommode de ce déséquilibre qui devient son équilibre. Fondue dans deux plans superposés dont les bandes-sons se chassent brutalement, passant magiquement d’un décor à l’autre dans un raccord-regard, elle opère des projections, entraperçoit des vérités qui n’en sont pas encore, fait sien le champ des possibles, embrasse avec sérénité l’essence même de la vie. Isabelle, quant à elle, personnifie cette affirmation bien connue de Godard comme quoi tout travail, tout commerce de soi, est une forme de prostitution qui en vaut une autre. Mettant en scène le quotidien sclérosé d’une call-girl, le cinéaste dresse non seulement le portrait le plus glacial et saisissant qui soit de cette activité (sans jamais verser dans le sensationnalisme qui, bien souvent, masque sous des dehors racoleurs une écriture bien trop timide, voire pudibonde) mais surtout il capte avec justesse tout un rapport au monde qui découle de la prédominance des échanges commerciaux, fondé sur la mise à distance des émotions, une conception anémique du bonheur, une aridité du désir, accessoirement une hiérarchie arbitraire qui a pour principe la domination mécanique des hommes sur les femmes…
Comme souvent chez Godard, le film semble d’abord simpliste en profondeur, compliqué en surface, et c’est finalement tout le contraire que l’on constate à force d’y revenir et d’en recueillir les détails, tant les sujets traités sont nombreux, stimulants, et les solutions cinématographiques pour en parler paraissent si simples, si libres. C’est là sa marque de fabrique : une succession d’instants de grâce improbables nés du chaos organisé.
Image
L’édition de Sauve qui peut (la vie) a fait l’objet du même traitement consciencieux que celle de Tout va bien : une très franche réussite, donc, où le matériel visuel est respecté dans toutes les nuances de sa superbe lumière naturelle, de son grain velouté et de ses couleurs douces. Filmé en Suisse, le film porte avec bonheur l’identité chromatique de son lieu de tournage sans qu’aucune manipulation abusive sur le transfert ne vienne dénaturer celle-ci. Contrasté, détaillé, mais avant tout vintage. Ouf !
Son
Netteté, puissance et profondeur sont au rendez-vous. Le son mono d’origine, sans posséder les propriétés enveloppantes d’un traitement plus contemporain, compense largement par une dynamique intense et une intelligibilité parfaite de tous les détails, sans le moindre souffle.
Interactivité
Les entretiens passionnants se succèdent : Antoine De Baecque revient sur la conception et sur l’accueil controversé du film en le situant dans la carrière de son illustre maître d’œuvre ; Renato Berta, l’un des deux chefs opérateurs du film, lève en partie le voile sur les méthodes de tournages du réalisateur et ses rapports parfois houleux avec les membres de son équipe ; Nathalie Baye et Isabelle Huppert font part tour à tour de leur expérience sans lésiner sur les détails et analysent avec finesse et sensibilité la personnalité insaisissable de Godard ; Gabriel Yared narre avec concision son premier rendez-vous (manqué mais savoureux) avec le cinéaste, ainsi que les éléments qui ont guidé sa très belle partition : une « plongée dans l’obligé ».
Et puis un document de travail, indispensable si l’on veut se faire une idée de la façon dont Godard procédait pour l’élaboration d’un film, document qui consiste dans un montage de vingt minutes illustrées par la voix du réalisateur, et sans doute adressé à son co-scénariste Jean-Claude Carrière pour que ce dernier puisse emmagasiner la masse d’informations et de références qui lui permettra de rebondir dans leur travail commun. Un outil qu’il est savoureux de découvrir une fois le film visionné, en ceci qu’il permet de comprendre pourquoi les films de Godard dans leur forme « achevée » sont, malgré tout, ce qu’ils sont !
Liste des bonus
Quelques remarques sur la réalisation et la production du film (20′) ; JLG / ADB (entretien avec Antoine De Baecque, 14′) ; JLG / NB (entretien avec Nathalie Baye, 16′) ; JLG / RB (entretien avec Renato Berta, 9′) ; JLG / IH (entretien avec Isabelle Huppert, 12′) ; JLG / GY (entretien avec Gabriel Yared, 6′) ; bande-annonce.