PETER VON KANT
France – 2022
Support : Bluray
Genre : Drame
Réalisateur : François Ozon
Acteurs : Denis Ménochet, Isabelle Adjani, Khalil Gharbia, Hanna Schygulla
Musique : Clément Ducol
Image : 2.35 16/9
Son : DTS HD Master Audio Français 5.1 et 2.0, Audiodescription pour aveugles et malvoyants
Sous-titres : Sourds et malentendants
Durée : 94 minutes
Éditeur : Diaphana
Date de sortie : 08 novembre 2022
LE PITCH
Allemagne. 1972. L’illustre cinéaste Peter Von Kant, adulé des critiques et révélateur de talents, vient de se séparer de son compagnon. Il reçoit chez lui Sidonie, star déclinante qu’il a jadis mise en lumière, et rencontre par son entremise le jeune Amir qui va où le hasard le porte. Pour Peter, c’est le coup de foudre. Il décide de faire d’Amir sa nouvelle muse. Mais la passion est un poison violent…
Vers une scène mixte
Ce nouveau film signé François Ozon surprendra peut-être les spectateurs pas encore habitués à son cinéma, qui ne manqueront pas de saluer une proposition étonnante. Ceux qui aiment ou détestent déjà son travail, en revanche, ne trouveront pas matière à réviser leur opinion, ni même à être vraiment surpris. Rien de surprenant, en effet, à voir Ozon arpenter les plates-bandes (séduisantes mais savonneuses) du grand Rainer Werner Fassbinder : il lui « doit » en quelque sorte son quatrième long-métrage, Gouttes d’eau sur pierres brûlantes, adapté de l’une de ses pièces – et sans aller jusqu’aux adaptations directes, l’influence du prodige allemand se sera fait sentir plusieurs fois au cours de sa carrière (l’hypnotique Sous le sable n’en étant peut-être pas l’exemple le plus criant, mais à coup sûr le plus gracieux). Rien de surprenant non plus à voir poindre, plus généralement, l’ombre et les atours du théâtre : on n’aura pas oublié Sitcom et 8 Femmes ou, sans remonter aussi loin, l’adaptation de Potiche avec (encore) Catherine Deneuve. Pour l’occasion, le film s’ouvre carrément sur le « lever » d’un rideau rouge ! Détaché de son modèle et de toutes considérations généalogiques, ce Peter Von Kant est du François Ozon pur jus, qui affiche un goût pour la scénographie, un romantisme à la fois tendre et pessimiste, un amour des acteurs et une obsession quasi pathologique pour les actrices (on y trouve une nouvelle invocation pleine d’amertume à la regrettée Romy Schneider !) absolument typiques du réalisateur de Swimming Pool.
Le film est né d’une intuition fulgurante – outre celle de réinvestir l’une des plus belles pièces de Fassbinder, à la fois totalement close sur le plan thématique et tellement ouverte dans son écriture, du point de vue des intentions de jeu. Ozon postule en effet que Les Larmes amères de Petra Von Kant était pour Fassbinder une autobiographie déguisée. A priori rien de bien original, tous les travaux personnels d’un auteur répondant presque par définition à cet axiome… Mais ce postulat va prendre pour le cinéaste une forme esthétique très concrète : s’il y a autobiographie, alors le personnage de l’égocentrique et dépressive Petra Von Kant, c’est Rainer Fassbinder lui-même : « Petra » la styliste devient donc « Peter » le cinéaste ; la gracile Margit Carstensen qui semblait toujours à deux doigts de se fêler comme un verre de cristal dans le film original de 1972 fait place à Denis Ménochet en 2022 (son opposé presque parfait – physiquement parlant) ; la jeune amante Karin devient le fougueux Amir (inversion des sexes oblige !) ; et la muette Marlene, assistante attentive et soumise de Petra, se voit métamorphosée en Karl, non moins taciturne en dépit d’une épaisse moustache qui fait toute la différence !…
Néanmoins si l’une des grandes forces de la pièce et du film de Fassbinder était d’assumer une distribution uniquement féminine, François Ozon – qui a découvert, magnifié ou donné une nouvelle jeunesse à tant de comédiennes – ne peut se résoudre à rendre son propre casting intégralement masculin, malgré le changement radical qu’il opère à ce niveau. Trop grande est la tentation de faire revenir magiquement du passé la cultissime Hanna Schygulla (égérie de Fassbinder qui incarnait alors la jeune Karin et réapparaît, cinquante ans plus tard, sous les traits de la mère de Peter dans les deux derniers actes). Trop tentant également de conserver le personnage haut en couleur de Sidonie qui semble taillé, d’évidence, pour l’Isabelle Adjani d’aujourd’hui – laquelle vient rejoindre presque tardivement, dans la petite galaxie du réalisateur, toute une cohorte de stars féminines (Deneuve, Huppert, Moreau, Ardant, Darrieux, Béart, Rampling, Fabian…) qui commence sérieusement à prendre des allures de palmarès. De même, la fille du personnage central demeure une fille. Trois femmes et trois hommes, donc. Équilibre des forces. Seuls changent de sexe, en somme, les personnages entre lesquels se jouent le désir charnel. Chez Ozon, depuis toujours, il est permis de féminiser les hommes mais on ne virilise pas les femmes sans raison – et on les ignore encore moins !
Le fantôme bavarois
La tâche de Ménochet n’est pas aisée, qui doit camper d’une part un personnage écrit au féminin (car, pour « libre » que soit l’adaptation comme il est stipulé dès le générique, Ozon n’en conserve pas moins des pans entiers du texte original à peine modifiés ainsi que la trame exacte du récit) et d’autre part une figure bien réelle, quoique sujette à interprétation : celle de Fassbinder lui-même sur la fin prématurée de sa vie, tourmenté, excessif, passionné, alcoolique et cocaïnomane… Le résultat a tout du numéro de trapéziste : performance alternant sans cesse le rouge et le rose, l’âpre et le feutré, le travail à contre-emploi de ce comédien devenu incontournable (quatre films cette année – dont Chien Blanc dans lequel il interprète une autre figure imposante, celle de Romain Gary !) trouve un écho parfait dans la composition brillante du jeune Khalil Gharbia dont c’est la première apparition sur grand écran mais qu’il serait honteux de ne pas voir accomplir une percée foudroyante dans un futur très proche, tant son naturel et son sens précis du timing embellissent le métrage !
Le fait de passer de deux personnages féminins à leurs versions masculines conduit le film d’Ozon, à scènes équivalentes, sur un terrain beaucoup plus musclé que celui de Fassbinder – ce qui n’est pas, en soi, bien difficile. À l’atmosphère pesante et somnambule de l’original, soulignée par de longs plans très composés et langoureux, succèdent ici des joutes verbales plus sèches agrémentées d’une mise en scène plus dynamique, peuplée d’idées discrètes mais percutantes comme ce zoom brutal sur Ménochet qui se retourne vers la caméra en hurlant. Même les éléments importés tels quels de chez Fassbinder dont le spectre plane tout le long du film (ce n’est pas pour rien que son portrait a été placé en exergue), telles les ponctuations musicales, de soudaines interjections dans la langue de Goethe ou la présence des mannequins et des peintures entourant constamment le protagoniste, prennent une coloration très différente. Et même le geste final de « Marlene », absent du texte théâtral qui permettait un vague espoir après le tombé de rideau et qui, dans le film original, correspondait peut-être à une ultime effusion masochiste de ce personnage mutique, prend désormais à travers « Karl », son pendant masculin, le goût d’une revanche explosive et paradoxale trop longtemps différée, et ferme toutes les portes à quelque rédemption que ce soit : les larmes amères, absentes du nouveau titre, devaient tout de même finir par s’imposer au bout du compte…
Ainsi, d’une œuvre aussi méticuleuse que dépouillée, François Ozon a su tirer un patchwork stimulant, plus syncopé, à la fois respectueux (presque religieusement) et personnel (c’est indéniable). Situer de nouveau l’action dans l’Allemagne de 1972 est un bel hommage, mais ô combien artificiel – et assumé tel – à l’écran. Il en résulte ce mélange risqué mais réjouissant qui tient autant du mélodrame flamboyant à l’américaine que du théâtre de boulevard à la française, saupoudré d’un très large background culturel européen (tout ce que charrie l’imagerie « fassbindérienne », bien sûr, mais aussi la voix d’Adjani chantant les vers d’Oscar Wilde en allemand, ou encore Denis Ménochet qui redonne vie à la pochette de l’album Broken English de Marianne Faithfull en grillant une cigarette incandescente dans le bleu de la nuit…). Mélange forcément prisé des amateurs d’Ozon ; mélange que Fassbinder lui-même, bien trop tôt disparu dans sa Bavière natale, n’aurait certainement pas rejeté en bloc ; mélange, enfin, qui confère à Peter Von Kant un look assez intemporel.
Image
Aucune fausse note, et c’est tant mieux ! Saloper un tel travail de lumière eût été tout bonnement impardonnable. Il devient rare, c’est regrettable à dire, qu’un film nous offre des bleus si profonds et si sensuels (au lieu de cet étalonnage glacial et métallique commun à presque toutes les productions actuelles, séries en tête, mais qui a déteint depuis longtemps sur le cinéma) et de telles juxtapositions de couleurs belles et complexes qui ne respirent pas les à-plats sordides de notre ère numérique nauséabonde. Le piqué du transfert tient ses promesses, si bien que l’effort pictural, essentiel pour un tel projet, n’est pas trahi !
Son
Il serait étonnant et vraiment malvenu, pour un film si récent, que la qualité ne soit pas au rendez-vous. Heureusement, rien à dire de ce côté-là non plus : les longues plages musicales nous enveloppent comme un véritable concerto (quel plaisir d’entendre à nouveau, si bien valorisée, In My Room des Walker Brothers en 5.1 !), et les chuchotis cristallins d’Isabelle Adjani sonnent aussi clair et claquent presque aussi fort que les éclats de voix éraillés de Ménochet.
Interactivité
Voilà une galette qui ne se montre pas avare en compléments sympathiques ! Bien sûr, pour ce genre d’objet si baroque, on en voudrait toujours un peu plus… N’empêche : la visite guidée commence avec Hanna Schygulla, toujours diablement élégante, mythe underground d’une candeur désarmante, auréolée de ce supplément de classe que confère toujours l’âge. La caméra de Matis Bros la suit sur le plateau : on y découvre sans emphase le travail d’Ozon et de ses comédiens (ici Ménochet et Schygulla) sur le texte, les placements et les intonations pendant les prises de la fin de l’acte IV et de l’acte V.
Suivent une belle série d’entretiens où le réalisateur explique de façon limpide et détaillée son rapport personnel à Fassbinder, ses choix de casting et ses partis pris esthétiques, où Adjani fait du Adjani (à savoir une analyse fine et sensible du projet, de ses créateurs et de ses enjeux qui dépasse de très loin, en quelques mots, sa propre implication dans le film), où Ménochet fait montre d’un instinct très sûr (justifiant entre autres la plus grande brutalité de son jeu par la nécessité d’aller chercher le personnage dans l’excès), où Schygulla cautionne franchement le passage de relais d’une vision de cinéaste à l’autre, et où Gharbia confirme brièvement en condition d’interview tout le bien qu’on aura pu penser de son travail. N’oublions surtout pas Stefan Crepon, qu’il est fort agréable d’entendre disserter, même fugitivement, sur son approche du mystérieux Karl…
Un autre supplément (peut-être le moins intéressant de tous), simple montage muet accompagné de musique, figure les différentes recherches d’adéquation costumes/photographie dans le décor même du film. Nous y croisons tous les acteurs – dont la rare Aminthe Audiard, grande absente des interviews qui précèdent.
Plus passionnants – parce que plus immersifs – sont les prétendus « essais » de Peter Von Kant avec sa nouvelle star Amir, série de gros plans et de plans rapprochés filmés en noir et blanc et simplement agrémentés du bruit de la pellicule défilant dans son projecteur. Le joli visage de Khalil Gharbia y est détaillé sous toutes les coutures, et pour « gadget » que puisse paraître cette petite mise en abîme, elle prolonge de façon touchante la séquence effective du bout d’essai à l’intérieur du film, et prépare aux deux modules suivants dont la fonction ludique est toujours de nous immerger dans l’univers diégétique du récit.
Il s’agit donc de deux séries de photographies. La première a pour sujet Amir, encore une fois, qui pose pour des posters, des articles ou des couvertures de magazines fictifs – seul ou avec Peter –, nous laissant entrevoir sa gloire future. La seconde nous narre une gloire passée : celle de Sidonie, principalement pour des pochettes de disques vinyle qui apparaissent discrètement dans plusieurs plans du film, des affiches de cinéma et de fausses photos de plateau – références à Marlène Dietrich et au cinéma de Fassbinder en sus.
Ce sont ensuite les « vrais » projets d’affiches, nombreux, qui sont passés en revue. Il est toujours intéressant de découvrir ce foisonnement de versions dissemblables, entre lesquelles il a fallu choisir et qui donnent toujours à réfléchir sur l’importance capitale, pour notre appréhension d’une œuvre, de la manière dont on nous l’aura « vendue », d’abord, par des visuels !
À ceci vient s’ajouter la traditionnelle bande-annonce (très « Almodovar » ancienne manière !) destinée, de la même façon, à nous donner peu ou prou la température…
Enfin – et c’est là un apport majeur, de ceux que l’on aimerait voir plus souvent ! – un mashup nous est proposé, Quand la peur dévore l’âme, bricolé par Ozon lui-même, lequel fait dialoguer pendant quelques 25 minutes deux chefs d’œuvre impérissables : Tout ce que le ciel permet de Douglas Sirk et Angst essen Seele auf de Rainer Fassbinder (très salement traduit en français par Tous les autres s’appellent Ali – alors que la phrase signifie exactement : « La peur dévore l’âme », d’où le titre choisi par Ozon pour cet essai !). Deux variations d’une même histoire qui se répète indéfiniment dans ce genre trop snobé qu’est le mélodrame, cette « tragédie du peuple », forme classique qui atteignit son expression paroxystique et définitive avec Sirk dans les années 1950, passa brillamment à la modernité chez Fassbinder dans les années 1970, et dont Ozon entend poursuivre aujourd’hui la circulation dans le septième art, empruntant occasionnellement certains motifs à ces deux figures tutélaires. Par ce montage (qui n’a strictement rien de la vignette tape-à-l’œil élaborée par les apprentis-monteurs formatés sous youtube), c’est toute la mécanique cruelle d’un genre devant laquelle nous nous trouvons jetés, les bandes sonores s’enchevêtrant, les regards des hommes et des femmes se répondant à vingt ans d’intervalle à travers l’Atlantique, et les comportements humains les plus passionnés, les plus vils, demeurant tristement les mêmes…
Liste des bonus
Making-of avec Hanna Schygulla ; entretiens avec François Ozon et les interprètes ; essais costumes et lumière ; essais Amir par Peter Von Kant ; photos d’Amir ; photos de Sidonie ; projets d’affiche ; Quand la peur dévore l’âme, mashup Sirk/Fassbinder de François Ozon ; bande-annonce.