LE SYNDROME DE STENDHAL
La sindrome di Stendhal – Italie – 1996
Support : Bluray
Genre : Thriller
Réalisateur : Dario Argento
Acteurs : Asia Argento, Thomas Kretschmann, Paolo Bonacelli, Julien Lambroschini
Musique : Ennio Morricone
Image : 1.85 16/9
Son : DTS HD Master Audio ; Anglais et italien 5.1 ; Français 2.0
Sous-titres : Français
Durée : 120 minutes
Editeur : Extralucid Films
Date de sortie : 10 janvier 2024
LE PITCH
Anna Manni, agente de police romaine enquêtant sur une série de viols et de meurtres perpétrés par un criminel maniaque, se rend à Florence où des cas similaires ont été signalés. Durant son séjour, un mystérieux coup de téléphone l’aiguille vers la célèbre Galerie des Offices, où elle doit pouvoir appréhender le tueur en série. Mais face à la beauté vertigineuse des œuvres d’art exposées devant elle, Anna est victime d’un malaise qui va dérégler le cours de sa vie…
Syndrome chinois
Suite à deux films tournés outre-Atlantique (Deux Yeux Maléfiques puis Trauma), Argento souhaite poursuivre l’expérience avec ce qui deviendra le Syndrome de Stendhal. Mais devant les difficultés à développer le projet chez l’oncle Sam avec une comédienne du cru, il revient à sa terre natale… et à sa fille Asia !
En 1996, le Dario Argento qui avait suscité un engouement toujours grandissant du public semble, de l’avis général, avoir déjà tiré toutes ses cartouches. Extinction des feux, donc. Peut-être pas… De son Oiseau au plumage de cristal qui avait frappé fort en tout début de carrière, jusqu’à Ténèbres en 1982, ses films de fou furieux ont exploré et quasiment fait le tour de deux genres canoniques du cinéma populaire italien : le film d’horreur gothique et le giallo, modernisés jusqu’à l’excès. Un début de cécité croissante, parmi les spectateurs et les critiques, les a fait plus ou moins bouder Phenomena, Opera et Trauma – trois films pourtant déchaînés et ultra expérimentaux qui prolongeaient avec bonheur la boulimie maniériste de leur auteur en ouvrant de nouvelles pistes. Mais il faut croire qu’aussi inattendu soit-on, on finit toujours par lasser ceux qui nous ont porté aux nues. L’enthousiasme s’émousse en dépit du renouvellement des propositions. Soit. L’aventure américaine de Trauma, qui fut aussi la première incursion de la jeune Asia Argento dans le cinéma de son père, n’aura pas recueilli beaucoup de suffrages. La possibilité de faire son film suivant outre-Atlantique semble du reste compromise. C’est alors que Dario change son fusil d’épaule. Très violemment.
Partant d’un essai psychanalytique de la praticienne Graziella Magherini – qu’il rencontrera dans le cadre du projet –, le cinéaste compose une nouvelle histoire de tueur en série insaisissable, avec un rapport à l’art évident et une charge sexuelle massive. Tout ce à quoi il nous a habitués par le passé, en somme. Sauf que… pas tout à fait ! Le Syndrome de Stendhal, après vingt-cinq années de carrière, est probablement LA révolution copernicienne du cinéma de Dario Argento qui aurait pu donner un nouveau souffle si son public avait suivi le mouvement : subvertissant ses acquis les plus éprouvés, tirant de façon flagrante les leçons d’Alfred Hitchcock et de son inépuisable Vertigo (comme d’autres l’ont fait avant lui et continueront de le faire jusqu’à, probablement, la mort clinique du cinéma), il dépasse encore ses limites de façon admirable et porte à un point d’incandescence inédit – sans doute aidé par la source d’inspiration que constitue sa complicité professionnelle encore naissante avec Asia – toute la violence et toute l’ambiguïté qui travaillaient son œuvre depuis le commencement. Et comme un réacteur en fusion traverserait la Terre de part en part jusqu’à réémerger aux antipodes, le film qui en résulte est comme un miroir inversé des précédents : une figure centrale de policier, là où Dario a toujours refusé jusqu’à présent de faire des forces de l’ordre le sujet de ses histoires et les tournait le plus souvent en dérision ; un coupable identifié d’entrée de jeu, là où le cœur battant du giallo est habituellement de brouiller les pistes jusqu’à la révélation finale ; le choix d’un point de vue féminin, jusqu’alors très secondaire dans tous les gialli d’Argento à l’exception de l’hybride Opera – les héroïnes étant réservées au fantastique pur, avec sa large dimension de conte de fées. L’architecture du film elle-même, partagée en trois temps inégaux, jonglant sur un constant faux-rythme du fait d’une enquête dont se désintéresse superbement le cinéaste, ne répond en rien aux canons du genre.
On ne sort pas indemne d’un tel séisme structurel, et ce Syndrome de Stendhal restera, de toute éternité, la proposition la plus viscérale, troublante, énigmatique, du réalisateur de Suspiria dans le domaine du thriller criminel. Peut-être aussi son film le plus austère, qui ne prend jamais la direction du divertissement – c’est à la fois le plus inconfortable et le plus beau de ses partis-pris : filmant au kilomètre viols barbares et meurtres effroyables dans une première partie proprement infernale, Argento, sans fuir le caractère de fascination des crimes d’Alfredo (Thomas Kretschmann, plus habité que jamais), ne nous permet à aucun moment de passer par-dessus l’horreur pour jouir d’un spectacle esthétique moins offensif, comme ce fut souvent le cas par le passé. Nous mettant le nez de plus en plus profond dans l’immondice, il nous laisse nous y débrouiller. Parce qu’elle est, cette fois-ci, théorisée et commentée par le bourreau du film, l’attraction du crime élevé au rang des beaux-arts ne suffit plus, constamment rattrapée par les blessures profondes dans la chair et dans l’âme de la protagoniste – qui sont le vrai sujet du film. Significativement, Argento réemploie – vingt-cinq ans après leur dernière association – l’immense Ennio Morricone pour mettre en musique ce cauchemar intégral. Le résultat est terrifiant ! Ayant déjà inauguré, à travers leur collaboration du début des années 1970, le son strident et agressif mâtiné de mélodies doucereuses qui sera celui du giallo pour tous ses avatars à venir quel que soit le compositeur, Morricone crée pour l’occasion une partition parmi les plus arides et malaisantes de tout son répertoire, jamais contrebalancée par l’une de ces arias sublimes dont il avait le secret et qui nous permettrait de reprendre un peu d’oxygène. Nous y reviendrons. En tout cas, tout est à l’avenant dans cet opus : jamais Dario ne nous aura aussi peu ménagés. Peut-être parce que, sous « contrôle psychiatrique » pourrait-on dire, il refuse pour la première fois la fantaisie au profit d’une réelle étude psychologique.
Asia Forever
La fièvre qui semble s’être emparée du réalisateur passe également par un fait, affiché dès le titre : plus frontalement que jamais, Argento se fend d’un propos théorique sur l’art pictural, qu’il croise avec la discipline fragile mais fascinante de la psychanalyse. Le propos d’un vrai moderniste. L’art est dangereux, perturbant et impitoyable ; il s’insinue dans les replis de la chair, coupant comme un rasoir. Dès lors, il n’est pas question pour lui d’être poli, parfait, trop bien réglé. On reconnaîtra le manifeste de tout son cinéma – de la déclaration préliminaire de David Hemmings sur le jazz dans Profondo Rosso jusqu’aux mouvements de caméra qui mettent le récit en stand-by dans Ténèbres ou Non Ho Sonno. On se souviendra aussi que chez Dario, d’une peinture ou d’un livre peut surgir le pire des crimes et que, dans au moins deux de ses films, la sculpture tue !
L’esprit d’Anna Manni, réceptacle de toutes les cicatrices, est aussi celui qui subit, « mieux » que les autres, cette dimension de l’art. De fait, on le comprendra plus clairement par la suite, son incursion dans la Galerie des Offices et la façon dont les peintures l’assaillent, font intrusion dans son esprit, est filmée comme un viol – et jouée comme tel par Asia Argento. La jeune inspectrice de police semble avoir en commun cette sensibilité occulte avec un homme, Alfredo – qui, lui-même, pénètre les femmes de force avant de les transpercer d’une balle de revolver ou d’une lame de rasoir. Et Dario d’immiscer sa caméra, parfois virtuelle, dans tous les interstices possibles, filmant des zones impossibles qu’une utilisation d’images de synthèse encore hasardeuse permet d’atteindre : la traversée d’une balle dans une mâchoire au ralenti, ou l’intérieur d’un œsophage – images évidemment impures qu’on lui aura largement reprochées par réflexe, mais qui participent de ce refus d’arrondir les angles, de cette confrontation sauvage des formes. Plus tard, le réalisateur prendra bien soin de mettre sur un pied d’égalité la Méduse du Caravage et les graffitis tagués dans un bâtiment en ruines. Une partie du travail de cinéaste consisterait donc à violer l’âme des spectateurs, sans concession…
La seconde partie du film, peut-être plus sinistre encore, parce que plus désespérée, procède de la fameuse « permutation » hitchcockienne de Vertigo. Anna Manni devient autre, traquée par l’invisible, assumant la part masculine qui, désormais, lui manque. Ce long épilogue ne laisse aucune place à un rétablissement de l’ordre ou de la morale. Le prénom « ANNA » est un palindrome. Lorsqu’on le lit, la glace verticale du miroir est perceptible en son milieu… mais n’est pas une ultime frontière opaque, fermée, terminale : dans sa profondeur, les dimensions diverses du monde réfléchi existent bel et bien. Le thème musical composé par Morricone est, lui aussi, un palindrome : ses huit notes se répondent en deux groupes symétriques de quatre temps. Un avertissement souterrain, dès le générique d’ouverture, renseigne sur la nature double du personnage et du film lui-même. Ce qui manquait à Dario jusque-là, c’était de faire de son héroïne une victime directe de ces séquences extravagantes dont il a toujours eu le secret. Ici nous passons de l’autre côté de la métaphore, du miroir, et de la perception des faits – à l’intérieur d’une subjectivité maltraitée par les viols et la confusion des pulsions. Argento a humanisé son héroïne plus que d’habitude. Mais l’humanisation, il le sait bien, est à double-tranchant : tout est moins clair, plus trouble… Il est trop tard pour tout résoudre au moyen d’un « fin mot », d’un dénouement.
C’est pourquoi Anna / Asia passe son temps à entrer dans les tableaux, à en sortir… jusqu’à, peut-être, devenir elle-même le tableau au bout d’un chemin de croix résumé dans un plan – le dernier du film. Alors, non content d’achever une sorte d’œuvre terminale réconciliant art et psyché, traquant la circulation maladive des appétits sauvages qui font d’un bourreau une victime, d’une victime un bourreau, il y a également là, à la façon tordue de Dario Argento, un discours second, plus secret, qui tiendrait en ces mots : C’est finalement Asia, peut-être, qui restera sa plus belle œuvre d’art.
Image
D’une propreté sans faille et d’un respect évident pour le matériau d’origine, cette restauration de 2021 restitue parfaitement la brillance et le travail sur les blancs de la photographie, l’approche tantôt naturaliste tantôt expressionniste de Giuseppe Rotunno, et la grande qualité de ces nombreux plans sur des toiles de maîtres qui n’auraient pas supporté une copie sale. Bref : voilà l’édition qui enterre une bonne fois le DVD plus que limite dont on devait se contenter jusqu’à présent.
Son
C’est toujours un plaisir, pour un film italien, de nous trouver en possession des trois versions – anglaise, italienne et française. Chacune des deux premières possède ses propriétés appréciables, et dans le cas du Syndrome de Stendhal la version française est étonnamment valable en terme de traduction et de doublage par rapport à la moyenne des thrillers transalpins. Elle se révèle d’ailleurs claire et très dynamique. Les versions italiennes totalement post-synchronisées assourdissent souvent fâcheusement les ambiances de la bande sonore : celle-ci ne fait pas exception et la quasi absence de sons à l’arrière des dialogues est à la fois préjudiciable et porteuse d’une atmosphère encore plus lourde, qui finalement ne dessert pas trop le film. Pour l’équilibre général, c’est la version anglaise (langue de tournage) qu’on préférera donc entre toutes.
Interactivité
Des quatre sorties conjointes d’Extralucid Films qui viennent rejoindre Trauma dans leur collection « ExtraCulte », cette édition est la plus généreuse – avec des bonus qui balayent large, répartis sur deux galettes.
Le premier blu-ray (celui du film) contient également la masterclass d’Argento père et fille suite à la projection du Syndrome de Stendhal lors d’une rétrospective récente organisée à la Cinémathèque. Animée par l’inévitable Jean-François Rauger, elle permet à Dario et Asia de revenir sur cette expérience ainsi que sur leur collaboration dans sa globalité. Suivent une série de questions/réponses.
Sur le second blu-ray, on trouve une intervention de Jean-Baptiste Thoret (qui apparaîtra sur toutes les éditions consacrées à Dario Argento) centrée sur la place du film dans la carrière du cinéaste, l’évolution de son style et son rapport à l’art, entre autres. Deux brèves interviews du réalisateur et de sa fille saisissent leurs propos à l’époque de la sortie du film. De façon plus périphérique, Luigi Cozzi rend compte, dans une interview beaucoup plus récente, de sa rencontre avec Dario Argento au début de leurs carrières respectives et de leur travail en commun depuis lors. Suit un document précieux : une trentaine de minutes de making of qui permettent de saisir l’ambiance sur le tournage, entrecoupées d’interviews de Dario, Asia, Giuseppe Rotunno, Marco Leonardi…
Mais la surprise vient surtout du documentaire réalisé par Yves Montmayeur et consacré à Asia Argento alors qu’elle tournait The Heart is Deceitful Above All Things, son deuxième long-métrage. On y suit la diva dans plusieurs de ses activités, on y croise entre autres Daria Nicolodi et Marilyn Manson, et c’est un film essentiel pour qui s’intéresse à cette artiste multimédia qui a très tôt su prendre ses propres marques au sein du laboratoire familial.
Par ailleurs, un beau livret contenant nombre de reproductions de photogrammes du film et quelques photos de plateau (mais aussi le dossier de presse original) accompagne le tout. On y trouvera un court chapitre de Peur – l’excellente autobiographie d’Argento parue chez Rouge Profond – consacrée au Syndrome…, ainsi qu’un exposé d’Olivier Rossignot qui envisage Phenomena, Opera, Trauma et Le Syndrome de Stendhal comme un cycle féminin cohérent, dont il nous livre les grands axes avec justesse.
Liste des bonus
Dialogue avec Dario et Asia Argento à la Cinémathèque française, juillet 2022 (68′) ; Nice to Meet You, Please Don’t Love Me ! (portrait d’Asia Argento par Yves Montmayeur, 2004, 70′) ; analyse du film par Jean-Baptiste Thoret (21′) ; interview d’époque avec Dario Argento (4′) ; interview d’époque avec Asia Argento (3′) ; rencontre avec Luigi Cozzi (9′) ; Une journée sur le plateau (35′) ; Bande-annonce ; livret de 48 pages.