LE SANG DES INNOCENTS
Non Ho Sonno – Italie – 2001
Support : Bluray
Genre : Giallo, Thriller
Réalisateur : Dario Argento
Acteurs : Stefano Dionisi, Max von Sydow, Chiara Caselli, Gabriele Lavia…
Musique : Goblin
Image : 1.85 16/9
Son : Anglais et italien DTS HD Master Audio 5.1, Français DTS HD Master Audio 2.0
Sous-titres : Français
Durée : 117 minutes
Editeur : Extralucid Films
Date de sortie : 10 janvier 2024
LE PITCH
Au début des années 1980, un tueur en série sévit à Turin. Le commissaire Ulisse Moretti, chargé de l’enquête, fait la promesse solennelle au tout jeune Giacomo de retrouver celui qui vient d’assassiner sa mère sous ses yeux. Vingt ans plus tard, alors que l’affaire a depuis longtemps été classée et le criminel apparemment identifié puis retrouvé mort, une prostituée s’empare par erreur d’une pochette bleue au domicile d’un de ses clients. Ce geste anodin va réactiver la mécanique des meurtres.
Période bleue
La popularité s’émoussant au fil de projets sans doute trop « autres » pour convaincre un public psychorigide, le grand pape du giallo revient à son genre d’élection avec une énergie intacte et une nouvelle corde à son arc : Max von Sydow, charriant à la fois l’aura du cinéma de Bergman et celle des superproductions américaines.
Au début des années 2000, Dario Argento a connu la pente descendante catastrophique dont il ne se remettra jamais. Dernier des Mohicans d’une génération de cinéastes dont il a été la tête de pont en Italie, ses films ne font plus recette, sont moins appréciés du public, et plus que jamais boudés par la critique. Deux Yeux Maléfiques, Trauma et Le Syndrome de Stendhal n’ont malheureusement pas conquis grand monde. On les réévaluera un peu tard, comme d’habitude. De plus, la situation peu enviable du cinéma transalpin après l’avènement du système Berlusconi fait que, sans conteste, la facture visuelle des films de genre a cruellement baissé de niveau. La dernière œuvre d’Argento en date est alors sa version étrange et attachante du Fantôme de l’Opéra. Jouant complètement la carte du film en costumes, il y faisait revenir Ennio Morricone, léchait ses images avec Ronnie Taylor qui avait déjà sculpté pour lui la lumière d’Opera, et les ponts – pourtant bien réels – entre ce film de 1987 (qui subvertissait l’univers de la musique symphonique par une bande originale cousue de morceaux de metal et de rock atmosphérique) et cette nouvelle adaptation de Gaston Leroux passaient davantage par un travail audacieux sur le récit lui-même que par les gestes de mise en scène coutumiers du réalisateur.
La décennie qui s’ouvre est celle d’un monde que Dario observe, en train de changer, et dans lequel il ne se retrouve pas. Passage obligé de tout être humain, sans doute, qui va se traduire chez lui par des œuvres « brut », agressives, rendues plus âpres encore par un traitement visuel relativement sec – dont ce Non Ho Sonno sera le premier représentant. On y suivra deux personnages, liés de longue date à la série de meurtres qui donne son cadre au récit : Giacomo Gallo, dont la mère fut jadis victime de l’assassin, et Ulisse Moretti, flic à la retraite dont l’inertie commence à lui faire perdre la mémoire et qui trouve une seconde jeunesse en reprenant officieusement l’enquête qui lui avait été confiée presque vingt ans plus tôt. Deux générations qui vont progresser de conserve et dans lesquelles on reconnaît le réalisateur méditant sur son propre métier, son passé et son éventuel avenir. Giacomo est comme un fantôme de tous les traits saillants du cinéaste à ses débuts : son background et son statut de jeune homme hanté par une scène primitive d’une extrême violence en font le protagoniste typique des gialli sortis durant les années 1970. Figure jamais croisée auparavant chez Argento, le vieil enquêteur professionnel adopte au contraire le point de vue de l’actuel Dario, sentant ses forces le trahir, ruminant des constats amers sur la vieillesse et les dérives du monde contemporain déshumanisant, retrouvant des bribes d’enthousiasme en tripatouillant à nouveau un matériau ancien.
Si Picasso avait connu sa période bleue au matin de sa carrière, Argento aura fini par l’inaugurer bien plus tard – car tout est bleu dans Non Ho Sonno (qui ne signifie évidemment pas Le Sang des Innocents – titre générique et particulièrement inapproprié – mais tout simplement : « J’ai pas sommeil »). La couleur est annoncée dès le générique d’ouverture. Puis, des strapontins du tramway aux uniformes des serveuses en passant par l’eau factice qui s’étale sur la scène durant une représentation du Lac des Cygnes, ou l’encre qui s’écoule d’un stylo-plume, tout nous renverra constamment aux teintes profondes de la nuit et des rêves. Le bleu est ici l’agent contaminateur, omniprésent, circulant des gélules et de la pochette maléfique du tueur démasqué jusqu’au vernis à ongles et au téléphone portable de la prostituée qui s’empare par erreur des pièces à conviction, pour finalement se répandre dans tout l’intérieur du train où la jeune femme pensera avoir trouvé refuge. Elle portait déjà le mal sur elle, comme d’autres par la suite, avant même de le savoir. C’est encore une fois Ronnie Taylor qui signe la photographie – pour la dernière fois de sa carrière. Habitué aux éclats de couleurs tous azimuts, Argento n’avait jusqu’ici jamais exploité le bleu aussi intensément – pas même dans Phenomena et Opera qui constituaient pourtant des recherches esthétiques majeures sur le terrain de la rêverie et du fantasme. On s’amusera à repérer les soudaines irruptions de jaune (traduisez « giallo ») qui viennent régulièrement se détacher du camaïeu général, notamment lorsqu’un nouveau meurtre est sur le point d’advenir sous nos yeux. Le rouge, relativement absent, n’en est que plus éclatant lorsqu’il jaillit par bouillons.
Odysseus
Que reste-t-il donc d’Argento dans cette version paraît-il assagie de son cinéma, dominée par la présence vieillissante, si peu commune chez lui, d’un ex-policier incarné par le monstre sacré Max von Sydow ? Presque tout, en réalité ! La grande force de Non Ho Sonno est d’être, à peu de choses près, un patchwork de tous les motifs travaillés jusque-là sans que jamais l’unité spécifique et la cohérence intrinsèque du film n’en pâtissent. On y retrouve la présence incisive des animaux et le sens du détail révélateur trop furtif pour être perçu du premier coup (un nom gravé sur un stylo en or, par exemple). Les nombreux éléments empruntés à Profondo Rosso (la référence appuyée à une couleur – Dario signera plus tard un film intitulé Giallo et fera du jaune un élément dramatique du récit ; l’emploi du comédien Gabriele Lavia…), à Ténèbres (les mouvements d’appareil fétichistes sur la façade d’une maison, l’ouverture provocatrice d’un roman noir lue à haute voix comme la promesse du massacre à venir…) et même à Suspiria (le prénom des victimes chuchoté à l’avance par l’assassin, les yeux exorbités de ce dernier qui se découpent dans le noir d’une cagoule…) pleuvent durant tout le métrage sans jamais prendre les atours vulgaires et confortables du clin d’œil. Le cinéaste sans concession qui nous a offert Inferno et Quatre mouches de velours gris est pleinement en action lorsqu’il filme, avec une cruauté intacte et une confiance en lui inimitable, la longue agonie d’une première victime qui se débat davantage avec la musique, le décor et les à-coups de la caméra qu’avec le tueur lui-même – présence omnipotente dépassant largement les simples capacités physiques d’un fou assoiffé de sang. Ou lorsqu’il s’attarde pendant plus d’une minute sur un long tapis arpenté par le public et le staff d’un ballet de Tchaïkovski, parmi lesquels circule le fameux tueur, tandis que l’aspirateur de la femme de ménage « efface » ses traces…
C’est aussi le retour éphémère, inespéré et flamboyant du groupe Goblin, qui signa certains des scores les plus marquants de la filmographie du cinéaste. Les coupes brutales, sans transition, entre leur musique frénétique et les harmonies langoureuses de Tchaïkovski lors d’un montage alterné mémorable, rappellent les meilleures heures des recherches formelles passées. En somme, Dario parcourt à l’envers le chemin, comme Ulisse Moretti et Giacomo tentent de retrouver la mémoire ensemble, de rassembler des éléments épars afin de construire un raisonnement qui défie toute logique, mais s’avérera exact. Pour l’un, les informations visuelles et – surtout – sonores de cette scène qui le hante depuis son enfance, tout à fait typique d’Argento, où l’on voit en gros plan, sans que rien nous soit épargné, la mutilation d’une victime au cor anglais (!) tandis qu’un son précis, mêlé au brouhaha du meurtre, devrait nous mettre sur la voie. Pour l’autre, les paroles d’une comptine qui sert de modus operandi à l’assassin. Conscient de lui-même et des acquis de son public, tel un Brian De Palma dont il ne faudrait sans doute pas trop lui parler, Argento profite de jongler avec les motifs de ses films précédents (littérature horrifique, pantin articulé, parentalité toxique…) pour multiplier les fausses pistes, générer les ambiguïtés, et continuer de nous perdre dans son labyrinthe.
Enfin, peut-être le cadre géographique du récit nous donne-t-il en partie la clé de ce qui a, inexplicablement, continué de rebuter un public désormais rallié à la cause du cynisme, habitué qu’il est désormais à cracher sur toute nouvelle œuvre du maestro. Dario choisit Turin où il a déjà filmé des séquences de son Chat à neuf queues, de Quatre mouches de velours gris et surtout de son Profondo Rosso – le plus grand de tous les gialli. Il y retournera périodiquement pour Vous aimez Hitchcock ? La Terza Madre et Giallo. C’est un peu sa deuxième maison. Mais pour la première fois dans Non Ho Sonno, il choisit de montrer les quartiers de banlieue anciennement réservés au personnel des usines Fiat ! Ironiquement, la seule séquence qui se déroule à Rome (encore faut-il qu’un intertitre le signale) nous montre… un restaurant chinois ! Tache de rouge perdue au milieu d’un film bleu, Stefano Dionisi s’en échappe, soulagé, en lançant à la cantonade un « Adieu, Pékin ! » définitif. Le côté campagnard, un rien vétuste et souvent peu cinégénique des décors turinois capte un présent neurasthénique, « plat », en lambeaux, moins excitant que par le passé – tout à fait en accord avec la mélancolie qui baigne le film et le personnage de Moretti, mais dans lequel ne se retrouve définitivement plus un public habitué aux envolées baroques et à l’esthétisme racé du réalisateur que l’on cataloguera volontiers, dorénavant, parmi les géants d’une époque qui ont tout simplement « vieilli ». Sans chercher plus loin ni même creuser, tout simplement, ce constat indéniable mais un peu court. Deux ans plus tard, The Card Player enfoncera les clous du cercueil, si l’on peut dire.
Image
Pas exempte de tout défaut, la copie proposée ne résout pas intégralement la question du manque de profondeur des noirs et du grain un peu envahissant lors de plusieurs plans qui, malheureusement, a toujours existé pour ce film en particulier. Sans doute l’étalonnage original y est-il pour quelque chose. Mais l’impression d’ensemble et notamment la définition très rigoureuse dans les gros plans (dès l’apparition formidable de Barbara Lerici en prostituée hypersensible) fait immédiatement des merveilles et on redécouvre clairement certaines séquences. Conserver l’ancienne copie DVD serait dès lors une hérésie.
Son
D’un niveau et d’une qualité très appréciable sur le plan technique, la piste française en stéréo souffre malgré tout d’un doublage assez inégal (la voix du tueur, par exemple, est une catastrophe là où sa version italienne est terrifiante) qui nous fera préférer les deux autres options. On est souvent tenté de privilégier l’italien pour un film qui se passe… en Italie ! Cependant, le tournage en anglais et la présence non négligeable de Max von Sydow nous porterait plutôt ici à privilégier la langue de Shakespeare – dont la piste est très bien équilibrée et, l’un dans l’autre, la meilleure des trois. Moins dynamique que les deux autres, laissant un peu trop en retrait l’ambiance sonore et musicale, la piste italienne semblerait moins attractive. Toutefois, les choix de mixage ne pardonnant pas, elle est celle où le son particulier qu’entend Giacomo lors du flash-back, détail d’une importance capitale, est le plus audible : faites donc votre marché !
Interactivité
Entrée en scène de Dario Argento lui-même qui, en 2023, se fend d’une petite introduction pour trois des films proposés par Extralucid. En ce qui concerne Non Ho Sonno, il revient notamment sur la ville de Turin, sa visite des banlieues durant les repérages, et sa rencontre avec l’impressionnant (et regretté) Max von Sydow.
L’intervention de Jean-Baptiste Thoret (portant une chemise bleue peut-être accidentelle mais fort bienvenue en l’occurrence) se découpe exceptionnellement en deux modules : l’un sur le film dans son ensemble, qu’il connecte de façon presque obsessionnelle à Profondo Rosso et dont il développe la nature ; l’autre focalisé sur la séquence du train, que même les détracteurs les plus acharnés n’auront pas manqué de « sauver » à l’époque, et qui représente en effet la quintessence du style Argento dans ce qu’il a de plus personnel.
Puis c’est un Claudio Simonetti à la bonne humeur communicative qui apparaît dans une toute récente interview récapitulative, évoquant la naissance du groupe Goblin, leur travail au long des années, leur réunion à l’occasion du film puis leur re-dispersion définitive.
Le making of d’époque ponctué de courtes interventions des acteurs, quoiqu’assez elliptique, balaye pas mal d’aspects du tournage et saisit un réalisateur encore très combatif et toujours habité par une frénésie de création – mettant notamment au jour un détail proprement fascinant : celui d’un Dario Argento racontant ses repérages à Turin, visitant les maisons, entrant dans les chambres des autochtones, s’allongeant sur leurs lits et se demandant quels songes terrifiants pourraient venir à quelqu’un qui évolue dans cet environnement ! Le monteur du document est vraisemblablement un fan de Deep Purple, de Rush et de Dream Theater, dont les morceaux côtoient ceux de Goblin pour illustrer le tout (rappelant au passage que Dario Argento, à ce moment de sa carrière, a peut-être raté le train d’un renouvellement musical qui aurait pu injecter un sang neuf à ses films ultérieurs).
Comme pour les autres éditions, un livret de 48 pages est proposé, ponctionnant toujours le chapitre de l’autobiographie Peur en relation avec le film concerné, et reproduisant ici plusieurs articles et interviews datant du début des années 2000 – dont deux de Libération et un du Monde – faisant intervenir entre autres Jean-Baptiste Thoret, Antoine De Baeque pour une revue de presse sur le tournage, et Jean-François Rauger, chacun éclairant un coin de l’œuvre à sa façon.
Liste des bonus
Entretien inédit avec Dario Argento (8′) ; Analyse du film par Jean-Baptiste Thoret (13′) ; La séquence d’ouverture vue par Jean-Baptiste Thoret (9′) ; Rencontre avec Claudio Simonetti (16′) ; Making-of (15′) ; Bandes-annonces ; Livret de 48 pages.