Si certain passent à la couleur comme un acte obligé, une simple note technique supplémentaire, Michelangelo Antonioni refuse de se contenter de capturer bêtement l’état naturel des choses. Il dira lui-même qu’il retourna alors à certaine sensation de l’enfance et à son approche pure et brutale de la peinture, décidant ici de restructurer les décors industriels de son film, faisant peindre silos, bidons, des pans de murs, de couleurs vives et marquées, tandis que les restes de natures environnantes furent grisés, décolorés, désaturés, pour leur donner un contour dégradé, pollué et étrange. Sublimement photographié par Carlo Di Palma (Blow Up, Ombres et brouillard), Désert rouge transforme le réel, jouant autant sur la force des contrastes que sur les constructions ton sur ton où les personnages semblent se fondre, écrasés par l’objectif, dans des environnements grisâtres et poussiéreux. Un réalisme qui tire vers l’abstraction/ Un surréalisme minéral traversé de brumes aveuglantes et de flous déstabilisants qui ne sont en définitivement que la matérialisation de la perdition psychologique de Giuliana. Toujours interprétée par la muse Monica Vitti, celle-ci rejoint la longue liste de femme insatisfaites, esseulées et névrosées de la première partie de sa filmographie, mais avec une sensation de non-retour inédite.

Amours bétons

Perdu à l’image, errant à travers un paysage désolé et hermétique (même si Antonioni se dira plus attiré par les éléments industriels que naturels, le spectateur risque d’avoir la réaction inverse), Giuliana est habitée par son incapacité à s’intégrer dans le monde qui l’entoure. Un groupe d’amis bourgeois et frivoles, un époux habité par ses grandes ambitions économiques et incapable de comprendre les troubles de son épouse, un enfant déjà plus attiré par la modernité que l’imaginaire, troublent sa vision et son esprit. Comme un mal du siècle qu’elle espère naïvement soigner dans les bras d’un amant de passage, collègue du mari. Un acte prévisible vers lequel le film tend avant de s’y éteindre pour revenir quasiment aux plans d’origines. Entre longs temps morts, dialogues existentiels teintés d’incompréhensions et d’impostures, Le Désert rouge tourne volontairement en boucle, piégeant la pauvre femme malgré tous ses vains efforts pour revenir à la « normale ». Rarement la dépression mélancolique n’aura été aussi parfaitement rendue à l’écran et sublimée par une approche quasiment expérimentale de l’image et du son (la musique électronique de Giovanni Fusco annoncerait presque les expérimentations lynchiennes d’Eraserhead), quitte à donner à l’œuvre parfois une certaine distance, où l’émotion peine à subsister.

Seule véritable rupture dans le film, l’histoire que raconte Giuliana à son fils, celle d’une jeune fille sur une plage observant un étrange voilier qui repartira sans elle et entendant des chants venu du lointain, donne lieu à un film dans le film. Un rêve à la pureté naturaliste, à l’esthétique radieuse et à la symbolique aussi charnelle que païenne, ultime éclat d’une femme qui aura bientôt acceptée son inéluctable défaite sur la vie.