LE CINÉMA QUINQUI DE ELOY DE LA IGLESIA
Colegas, El Pico, El Pico 2 – Espagne – 1982, 1983, 1984
Support : Bluray & DVD
Genre : Drame
Réalisateur : Eloy de la Iglesia
Acteurs : Antonio Flores, Rosario Flores, José Luis Manzano, José Manuel Cervino, Luis Iriondo, Fernando Guillén, Andrea Albani…
Musique : Miguel Botafogo, Luis Iriondo, Joaquin Carmona
Image : 1.85 16/9
Son : Espagnol LPCM 2.0, Français LPCM 2.0 (sur El Pico).
Sous-titres : Français
Durée : 109, 121, 98 minutes
Éditeur : Artus Films
Date de sortie : 5 septembre 2023
LE PITCH
S’inspirant de la vie – souvent courte – de « quinquis » célèbres (El Pirro, El Torete, El Jaro…), le cinéma espagnol s’empare du genre dans la deuxième moitié des années 70, grâce à un cinéaste comme Antonio de la Loma. Eloy de la Iglesia donnera ses lettres de noblesse au cinéma quinqui, révélant la misère d’une partie de la jeunesse espagnole, laissée-pour-compte, devant entrer dans la délinquance et la prostitution pour survivre.
Rebels Without A Cause
Le cinéma populaire espagnol des années 70 et 80 reste certainement un continent à redécouvrir en France. Et l’un des cinéastes les plus marquants de l’époque semble être Eloy de la Iglesia qui signa parmi les plus gros succès du « cinéma quinqui », autre curiosité exotique que ce coffret signé Artus Films permet enfin d’observer et définir.
Si la carrière du cinéaste débute dès le début des années 70 dans le cinéma de genre, fantastique ou horrifique, à une époque où l’ombre de Franco plane encore sur l’indépendance et les pouvoirs de censure, Eloy de la Iglesia l’a immédiatement teinté de consonances sociales, de critiques du système et de thèmes interdits comme l’homosexualité dans le fameux Cannibal Man déjà édité chez Artus. Mais l’ouverture du pays à une nouvelle liberté à partir de fin 1975, bientôt concrétisée par l’arrivée de la gauche au pouvoir, va lui permettre, comme tout le cinéma espagnol, d’aborder frontalement les questions politiques et sociétales, mais aussi de s’engouffrer dans une représentation totalement frontale de la violence et de la sexualité. Reflet de cette bouffée d’air frais matinée d’aspirations commerciales évidentes, le cinéma ibérique se passionne alors pour sa délinquance juvénile, rejeton direct d’une réalité tue pendant des années, d’un conflit de génération explosif et d’un avenir qui semble de moins en moins radieux alors que le pays s’enfonce dans une nouvelle crise économique.
Live Fast Die Young
Des dizaines et des dizaines de films les prennent alors pour sujet, pour héros (tels qu’ils sont dépeints dans les rues et certains journaux d’ailleurs) sous une appellation ; le cinéma Quinqui. Un terme qui fait échos aux anciens ferrailleurs, puis tour à tour à la population gitan et aux débrouillards de la rue, population pauvre que l’on rapprocherait presque aujourd’hui des tristes « kassos » qu’on entend à toutes les sauces. Certains films se feront inévitablement moralisateurs, d’autres totalement opportunistes et versant dans l’exploitation pure et dure, mais de par ses convictions personnelles, De La Iglesia prend cause et fait pour ces derniers et surtout explore avec une tendresse lucide les raisons de leur chute progressive dans la marginalité. Dans Colegas, c’est l’illégalité de l’avortement qui entraine trois amis dans les arnaques, les trafics de plus en plus scabreux et un milieu bien trop dangereux pour eux. Dans El Pico, c’est le rejet de l’ordre ancien représenté par les figures paternelles (ici réunissant un gradé de la Gardia Civil et un indépendantiste basque), qui offre comme seul horizon l’entrée dans le rang ou l’évasion par les drogues, entrainant forcément son lot de démons. Dans tous les cas, l’écriture est toujours étonnement juste, mariant efficacement la dramatisation avec un réalisme froid, pour ne pas dire cruel, et la mise en scène brute et vibrante se tourne vers la fausse simplicité du néo-réalisme italien.
sin mañana
D’ailleurs, comme beaucoup de film quinqui, Colegas, El Pico et El Pico 2, sa suite directe, brouillent les frontières entre le cinéma témoignage et le divertissement, entre la fiction et le réel, ayant souvent recours à des acteurs non professionnels. Comme El Pirri, grand blond au look et à la diction étrange, qui défrayera souvent la chronique avant de mourir d’overdose. Et surtout comme José Luis Manzano, personnage principal des trois films, muse et sans doute amant du cinéaste, délinquant sorti du caniveau comme on dit, mais qui entraina à son tour sans doute aussi Iglesia dans l’héroïne. Les films sont d’ailleurs constamment travaillés par un curieux rapport de fascination / rejet, des trajectoires qu’il décrit. Fascination dans cette érotisation constante des corps mis à nus (féminins, masculins et même trans dans El Pico 2) et d’une sexualité vécue sans détours ou gène, mais que l’on retrouve aussi dans la théâtralisation et la représentation extrêmement précise et appliquée des prises d’héroïnes et de leurs effets. Rejets car le cinéaste n’est pas dupe et décrit pertinemment ce monde en marge comme un piège qui n’offre à la jeunesse aucun échappatoire. De la prostitution à la prison, de l’overdose à la balle fatale, les trois films célèbrent une certaine jeunesse, rebelle, revendicative, en quête d’indépendance et de renouveau, mais qui se heurte inévitablement à une société encore et toujours rance et incapable de les comprendre ou de les rattraper au vol. Une éphémère beauté et une lente agonie.
Trois films comme une partie émergé de l’iceberg, qui donnent fortement envie de pousser plus avant notre redécouverte du cinéma d’Aloy de la Iglesia (bientôt peut-être Le Bal du vaudou, La Créature ou Le Député ?) mais aussi de voir d’autres éditeurs s’intéresser à ce vaste cinéma Quinqui dont David Didelot dans son livret glissé dans le présent coffret, dresse un portrait passionnant.
Image
Issus de travaux relativement récents et déjà éditées en Espagne et chez Severin aux USA, les copies des trois films sont annoncées comme des restaurations 2K. Les soucis ici reposant sans doute sur les sources disponibles et des préservations de sources très aléatoires. Pas sûr que justement ces restaurations soient passées par un retour aux négatifs (des interpositifs ou positifs plus surement), pour des films qui déjà travaillent une image relativement brute et granuleuse. Le résultat final est toujours un peu fragile avec par exemple des cadres peu stables pour El Pico, et pour les trois un piqué fluctuant passant du performant dans les gros plans, au plus doux voir bruité lorsque la caméra s’éloigne. Les photogrammes sont par contre assez propres et l’étalonnage plutôt naturel avec un petit plus d’intensité sur Colegas.
Son
Les pistes audios espagnoles sont proposées en stéréo plein débit pour un résultat plutôt convaincant, clair et aussi ferme que possible. Là aussi la limite vient de la source même, soit des post-synchronisations qui atténuent forcément le naturel du rendu. On entend encore passer quelques petits sifflements ou très légères saturations, mais c’est très confortable.
Seul film à avoir été distribué en France en vidéo, El Pico se dote d’une version française à l’interprétation passable, mais qui surtout semble avoir été détériorée avec le temps, écrasant sur son passage presque tous les sons d’arrière-plan.
Interactivité
Après avoir déjà offert une très belle édition au Cannibal Man du même Eloy de la Iglesia, Artus Films poursuit l’effort de redécouverte avec cet imposant coffret Digipack + Fourreau regroupant pour chaque film un disque Bluray et un disque DVD. En sus, l’objet permet de de se lancer dans la lecture d’un nouveau excellent livret signé David Didelot (Vidéotopsie, Bruno Mattei Itinéraire Bis, Olivia Del Rio : Porno total…) entièrement dédié à l’univers Quinqui. Une exploration historique et détaillée du genre, de ses films les plus représentatifs, à ses cinéastes, ses figures délinquantes les plus célèbres, en passant bien entendu par un large chapitre sur les opus signés Eloy de la Iglesia, qui défriche avec cette fameuse plume vive, imagée et érudite, mais toujours accessible, qui informe en toute décontraction.
Un ouvrage passionnant, dont on retrouve le pendant vidéo sur les disques de Colegas et El Pico 2 avec la conversion en deux parties entre Maxime Breysse et Laureano Montero (deux spécialistes du cinéaste) retraçant dans un premier temps la carrière atypique du cinéaste, des années du franquisme à l’heure de gloire des années 80 jusqu’à la lente, mais prévisible, descente dans la drogue et l’anonymat. Ils enchainent ensuite sur une révision de l’histoire et des spécificités du genre Quinqui, et l’attrait considérable que pouvaient avoir ces productions sur la jeunesse de l’époque et la culture urbaine d’aujourd’hui.
Notre éditeur français a aussi eu la bonne idée de reprendre l’excellent documentaire Du sang dans les rues produits par Severin Films qui synthétise à merveille les suppléments français avec un habillage un peu plus sophistiqué, accompagné de nombreux extraits de films et d’images d’archives. De quoi finir de faire de ce coffret une petite bible sur un genre totalement méconnu, mais dont on perçoit ici les frontières, les évolutions et toute la richesse. Merci Artus.
Liste des bonus
Du sang dans les rues : le phénomène Quinqui (45’), Le cinéma Quinqui par Maxime Breysse et Laureano Montero (39’), Le cinéma selon Eloy de la Iglesia par Maxime Breysse et Laureano Montero (37’), Diaporamas d’affiches et photos, Films-annonces originaux, Livret 96 pages de David Didelot « Cine Quinqui : les loups sont dans la rue ».