LE CHAT NOIR
Gatto Nero – Italie – 1981
Support : Bluray
Genre : Fantastique, Horreur
Réalisateur : Lucio Fulci
Acteurs : Mimsy Farmer, Patrick Magee, David Warbeck, Dagmar Lassander…
Musique : Pino Donaggio
Image : 2.35 16/9
Son : DTS HD Master Audio ; Italien et français 2.0
Sous-titres : Français
Durée : 92 minutes
Éditeur : Le Chat qui Fume
Date de sortie : 1er octobre 2023
LE PITCH
Dans une petite bourgade de la campagne anglaise, plusieurs personnages s’activent autour d’une série d’accidents mortels inexplicables : une photographe américaine en vacances, un vieil ermite obsédé par la mort et détesté de tous, un inspecteur de Scotland Yard dépêché sur place pour enquête, une mère traumatisée par le décès de sa fille… et un inquiétant chat noir qui semble être la source de toutes les catastrophes.
Balade entre les tombes
Le Chat Noir est une anomalie monumentale dans la carrière de Lucio Fulci – à tel point qu’on préfère généralement le passer sous silence comme on planquerait la poussière sous le tapis. Pouquoi ?… Parce qu’en 1981, Fulci vient de se refaire une santé avec son Zombi 2, s’épanouissant désormais dans un gore sans concession qu’il a réaffirmé dans son dernier opus en date : Frayeurs. Dardano Sacchetti travaille probablement déjà au script de leur chef d’œuvre à venir, L’Au-delà, qui sortira l’année suivante. Entre-temps, un nouveau projet émanant d’une production concurrente, avec un autre scénariste aux commandes – Biagio Proietti – lui tombe tout cuit dans le bec !
Proietti, principalement auteur de séries télévisées et d’une petite poignée de films (dont L’Assassin a réservé 9 fauteuils de Giuseppe Bennati et La Mort remonte à hier soir de Duccio Tessari), prolonge alors son expérience sur la série I Racconti fantastici di Edgar Allan Poe en brodant un récit de son cru sur le canevas de la célébrissime nouvelle intitulée Le Chat Noir. Lorsque son producteur pense à Fulci pour mettre tout cela en images, Proietti en est apparemment ravi. Advient alors ce qui, dans la carrière du réalisateur, constitue en réalité un embranchement crucial dont on ne semble pas avoir pris la mesure.
L’horreur pure intervient dans le parcours de Fulci (même si les surgissements sanglants sont de mise depuis longtemps, tant dans ses westerns que dans ses thrillers) alors qu’il a passé la cinquantaine. Sa carrière a déjà connu un nombre de remous considérables, passant par plusieurs genres sans jamais sacrifier son style unique, qui s’est au contraire affirmé petit à petit. Ayant trouvé tardivement le vecteur parfait de ses obsessions dans l’exercice de la terreur, il travaille, avec ses grands films que sont Frayeurs, L’Au-delà ou La Maison près du cimetière, sous le haut patronage d’un écrivain culte et grandiose : Howard Phillips Lovecraft. Il en tire ce qui l’intéresse – un monde abject sous un autre apparemment paisible, qui menace de revenir à la surface ; la transcription des phénomènes occultes dans des grimoires sacrilèges ; le jusqu’au-boutisme clinique dans la description de l’effroyable… – et jette le reste (qui exigerait, de toute façon, des moyens financiers trop importants) comme le fera Stuart Gordon quelques années plus tard de façon plus directe, mais pas moins déférente. Toutefois Lovecraft (c’est sa grandeur et ce pourquoi, entre autres, il fut si innovant) tient toujours éloignée de lui la question religieuse, qui ferait mauvais ménage avec son approche quasi-scientifique de la mythologie. Sur ce terrain, Fulci est moins radical – pour l’instant. Sa croyance dans une âme qui survivrait au corps (peut-être pour continuer de souffrir « ailleurs ») lui fait trouver sa propre distance et participe d’une vision du monde spécifique où le trivial de la chair qui pourrit, des cervelles écrasées, des intestins dégobillés, parvient à s’accorder aux trips paranormaux et à la présence des fantômes.
En quoi la sensibilité de Fulci se révèle au moins aussi proche d’un autre écrivain, plus classique quoique révolutionnaire à sa façon : le génie Edgar Allan Poe. Fulci, comme Poe, est obsédé par le mystère de la mort. Comme Poe, il se montre curieux du mécanisme de la folie – ce qui tranche avec Lovecraft, dont on ne peut s’empêcher de penser qu’il croit bien davantage aux « grands Anciens » de ses récits qu’à un hypothétique dérèglement des sens des tous ses personnages-prétextes, même s’il laisse planer le doute. Comme Poe – et c’est le plus douloureux –, il a perdu prématurément son épouse ; expérience d’autant plus traumatisante que, dans le cas de Fulci, il s’agit d’un suicide. En fait, c’est l’absence de connexion directe entre l’univers d’Edgar Poe et les films de Lucio Fulci jusqu’alors qui tiendrait plutôt de la bizarrerie. Comment ces deux affects ne se sont-ils pas rencontrés plus tôt ?! Si ce n’est que l’observation est inexacte : il y a bien eu interpénétration quatre ans plus tôt, dans un superbe film aux frontières du gothique, Sette Note in Nero (ou L’Emmurée Vivante en bon français). L’histoire d’une femme clairvoyante dont la mère s’est suicidée et qui, guidée par ses visions, connaîtra un destin directement inspiré… du Chat Noir ! Dès lors, il n’est pas difficile d’imaginer pourquoi Fulci, en plein essor dans sa nouvelle carrière de « pape du gore », a effectué ce petit pas de côté vers un univers finalement si proche du sien ; univers que le scénario de Proietti tire encore davantage vers ses propres plates-bandes car, dans Le Chat Noir version Fulci, on se promène dans des cimetières, on descend dans des tombes, on enregistre la voix des défunts, et on photographie des ruines. Sette Note in Nero et Gatto Nero forment donc un diptyque, ô combien sous-estimé, dans la riche et grisante filmographie du cinéaste. Un dyptique du noir de l’âme.
La Voix des morts
Il est d’autant plus étonnant de savoir dénigrer ce film lorsqu’on songe à ses qualités formelles plus qu’évidentes. La photographie de l’excellent Sergio Salvati est un régal tant dans les extérieurs bucoliques du Buckinghamshire que dans les intérieurs quasi gothiques de la demeure hantée (plus qu’habitée) par le vieux Miles, ses bandes magnétiques effrayantes et son chat noir. Si l’inénarrable Al Cliver n’est pas crédible une seule seconde dans son uniforme de sergent de police (ce qui ne rend pas son personnage moins sympathique, bien au contraire !), les deux têtes d’affiche de luxe que sont Mimsy Farmer et Patrick Magee impressionnent la pellicule comme personne d’autre : les très gros plans sur leurs regards, d’une expressivité grandiose, ainsi que sur celui du chat lui-même, se hissent au panthéon de tous les très gros plans – pourtant excessivement nombreux – de la filmographie de Fulci. Avec ce film, Pino Donaggio compose l’une de ses partitions les plus brillantes pour le cinéma italien, alternant fibre nostalgique du thème central, inquiétude diffuse et agressions très « hermanniennes » (qui avaient déjà fait mouche chez Brian De Palma, chez Joe Dante, chez Nicolas Roeg, et dont Dario Argento tirera lui aussi les bénéfices un peu plus tard) pour un résultat nerveux et mélancolique, à l’aune duquel on ne peut que déplorer l’absence de collaborations postérieures entre les deux hommes. Prenant appui sur tous ces acquis prestigieux, la maîtrise du metteur en scène avec sa caméra atteint sa pleine puissance.
Nous parlions de mélancolie… On a pu dire que ce qui sépare Fulci de Poe est l’absence d’un cœur romantique au sein de son cinéma. C’est assez vrai. Toutefois, en raffinant un peu, on reconnaît très facilement chez lui, au moins depuis Una Sull’Altra (aka Perversion Story), une personnalité ultra-mélancolique, accentuée par un pessimisme qui ne fera que grandir. Voilà le point d’attache, la passerelle, vers l’œuvre de Poe. Ce qui parle à Fulci dans cette littérature, c’est l’aspiration à la mort d’individus que rien ne séduit dans un quotidien dérisoire, sinon les signes avant-coureurs d’une souffrance endogène et de la tombe comme porte d’entrée vers le seul arrière-monde possible. L’univers d’Edgar Poe est, à coup sûr, en noir et blanc. Des teintes nobles qui manquent au croupissement verdâtre imposé par la lecture de Lovecraft. Fulci y trouve un terrain d’élection à sa mélancolie profonde. Le dialogue entamé avec les morts dans Beatrice Cenci, dans ses thrillers et même dans son western Les Quatre de l’Apocalypse – dialogue qui avait trouvé pour un temps son point culminant dans Sette Note in Nero – se poursuit lorsque la technologie permet ici au professeur Miles (Patrick Magee) d’enregistrer leurs voix ! La réécoute attentive de ces voix entre les murs de sa maison donne lieu à des séquences d’une puissance sourde, qui cadre parfaitement avec les films à venir de Fulci ; de même que le supplice horrible enduré par un jeune couple en début de métrage (variation maligne sur les emmurés vivants chers à l’auteur de Baltimore) contient, peut-être plus que toute autre séquence, l’essence de l’horreur façon Edgar Allan Poe au cinéma. Et lorsque Jill, la photographe, suggère à l’inspecteur Gorley de boire un peu moins sec, ne lui répond-il pas par la seule phrase du film qui ne le caractérisera jamais : « Chacun se suicide comme il peut. »
Imaginons maintenant, puisque les multivers sont à la mode, un monde où le public ne se serait pas reconnu dans le gore de Zombi 2 et de Frayeurs (« Dieu que c’est dégoûtant !! »), mais aurait au contraire plébiscité deux films de Lucio Fulci qui n’ont pas eu l’heur d’attirer les foules à leur sortie : Sette Note in Nero d’abord, puis son Chat Noir. Dans ce monde-ci : adieu Lovecraft, les zombies, les hectolitres de faux sang, les yeux crevés en très gros plan… Bonjour cimetières gothiques, prémonitions, caveaux envahis de toiles d’araignées, corneilles annonciatrices de mort, longues scènes de tension muette, etc. – qui existent bel et bien chez Fulci, mais dont le sens dépourvu de son contrechamp brutal, graphique et viscéral, ne séduisait déjà plus réellement les amateurs de cinéma d’horreur à ce moment-là, dans notre monde à nous. Voir le traitement bientôt réservé au très beau Manhattan Baby qui entendra justement limiter ce genre d’excès. Voir enfin l’accueil tiède, pour ne pas dire hautain, qu’a suscité cette unique aventure sur les terres mortifères de l’auteur du Corbeau, où l’on ne pratique même pas l’éborgnement sauvage du chat (pourtant décrit dans la nouvelle, et qui rejoint les motifs récurrents du cinéaste !). Oui, Le Chat Noir est un carrefour – et donc un film très important : c’est le moment où Fulci aurait pu, par un nouveau concours de circonstances, revenir à un traitement plus éthéré de la peur et s’orienter vers le gothique, plutôt que d’approfondir la folie furieuse mise en chantier avec son Zombi 2. Le public aura fait son choix, et ses fans de la première heure auront suivi. Il n’est pas interdit, plus de quarante ans après, de fantasmer tout un chapelet d’adaptations de Poe (La Vérité sur le cas de M. Valdemar ? Ligeia ? La Barrique d’Amontillado ? Bérénice ? Le Portrait ovale ?…) par celui qui entretenait sans doute avec lui plus d’accointances qu’on a pu le dire – et qui aurait alors autrement mérité son surnom, un peu court, de « poète du macabre ».
Image
Encore une copie très satisfaisante, pas entièrement exempte de défauts (une ou deux stries verticales très marquées, une stabilité moindre le temps de quelques plans très lumineux, qui tirent très légèrement sur les couleurs primaires…) mais restituant haut-la-main le plus important : la magnifique brillance des scènes nocturnes et la grande profondeur des noirs. Salvati méritait bien ça !
Son
Toujours aussi extrême dans son approche, le mixage fulcien fait l’objet d’une belle transposition qui en magnifie l’impact sans l’aplatir. On voudrait toujours, avec les transalpins, avoir le choix entre la version italienne et la version anglaise. Cette dernière nous manque ici d’autant plus que le film est situé en Grande-Bretagne, et qu’entendre tout le casting s’exprimer dans la langue de Zucchero met cruellement à mal tout espoir d’immersion. Mais l’amateur de genre se sera habitué depuis longtemps, pour les productions italiennes, à ce degré de suspension d’incrédulité ! On aimerait dire aussi que la version française, comme la plupart du temps, est à bannir en raison d’un mixage plus hasardeux (la traditionnelle piste musicale trop étouffée) et de traductions approximatives… mais certains grands comédiens de doublage d’une époque révolue donnent un vrai cachet à celle du Chat Noir – relayée çà et là, en raison de coupes pratiquées à l’époque, par la piste son italienne.
Interactivité
Trois interviews récentes – et pas des moindres ! D’abord le scénariste Biagio Proietti qui revient sur la naissance du projet, la nécessité d’extrapoler les courts textes de Poe afin de les adapter en long-métrage (on pourrait en débattre…), son amour du nouvelliste américain et sa collaboration très courtoise avec Fulci.
Suit l’intervention du compositeur, le prolifique Pino Donaggio, qui décrypte certains aspects de son score et nous révèle pourquoi l’existence de la bande originale indépendante du film ne verra probablement jamais le jour (et c’est catastrophique !). On aurait apprécié de voir l’entretien s’approfondir un peu, puisque Donaggio présente cette particularité d’avoir mis DEUX FOIS en musique, à moins de dix ans d’intervalle, un même récit de Poe : la version de Fulci ici présente, puis celle de Dario Argento dans son segment de Deux Yeux Maléfiques, où le musicien tente une approche complètement différente mais tout aussi intéressante et personnelle.
Enfin, c’est l’opérateur Roberto Forges Davanzati qui narre, en prenant le temps qu’il faut, sa rencontre avec le réalisateur, sa collaboration avec l’équipe de Sergio Salvati, dans une conversation qui ravira les techniciens. Il s’étend notamment sur les solutions adoptées pour créer les plans subjectifs du chat, pour filmer l’animal en action dans de nombreuses séquences, et sur bien d’autres choses encore.
Pour compléter le tout, un documentaire aussi paresseux et imparfait dans sa forme (on est à l’opposé de Fulci for Fake, présent dans l’édition de Manhattan Baby et qui fait également l’objet d’une sortie spécifique chez le Chat qui Fume) qu’essentiel dans son contenu. Paresseux parce qu’il se contente la plupart du temps d’enchaîner de longues interviews à peine montées et sans cohérence esthétique entrecoupées de morceaux de séquences en vrac. Essentiel parce que la fin de carrière de Fulci, on le sait, est tellement décriée qu’assez peu de matériel existe pour en rendre compte dans le détail. On y retrouve donc jamais les intervenants habituels (ceux de la « grande époque »), mais on découvre avec curiosité des têtes moins attendues (le compositeur Carlo Maria Cordio, l’acteur Marco Di Stefano, l’assistant-réalisateur Michele De Angelis…) dont certains propos sont très éclairants. Pas bien sexy mais néanmoins précieux, même si l’objet ne correspond pas exactement au contexte du Chat Noir.
Liste des bonus
Monsieur Poe et moi (entretien avec Biagio Proietti, 27′) ; Symphonie pour un chat noir (entretien avec Pino Donaggio, 11′) ; Neuf vies (entretien avec Roberto Forges Davanzati, 16′) ; Ænigma : Fulci et les années 80 (76′) ; bande-annonce.