RENCONTRE AVEC MOEBIUS, CRÉATEUR GRAPHIQUE SUR LES MAÎTRES DU TEMPS
Le Maitre d’Art
Disparu le 10 mars 2012, l’illustre Moebius a laissé un grand vide. Artiste considérable, visionnaire graphique, cocréateur des BDs cultes L’Incal et Blueberry, designer pour des films aussi marquant qu’Alien ou Tron, il aura chérie tout au long de sa carrière le cinéma d’animation et en particulier Les Maîtres du temps, réalisé par René Laloux. Retour sur un film unique et le témoignage du grand Jean Giraud.
Comment êtes vous arrivé sur le projet des Maîtres du temps ?
Il me semble que c’était par le biais de Philipe Dionnet, qui était alors rédacteur en chef de Métal Hurlant, et qui connaissait le producteur Michel Gillet. Il a montré mon travail à René Laloux qui a tout de suite été intéressé.
J’imagine que vous connaissiez René Laloux par le biais de La Planète Sauvage…
Oui bien sûr et j’adorais ce film. J’ai tout de suite été emballé à l’idée de travailler avec René Laloux. Je dois avouer que j’étais un peu sur les chardons ardents, en tant que dessinateur de bandes dessinées, de voir mes dessins devenir « vivants ». Mais d’une certaine façon, je n’étais pas vraiment là pour faire le dessin animé : C’était le travail de René Laloux. J’étais là pour faire les dessins et éventuellement le story-board. J’étais très curieux de voir comment se déroulait la production d’un dessin animé, et surtout de savoir si j’en étais capable.
Vous aviez lu le roman L’Orphelin de Perdide avant de commencer la production du film ?
C’était évidemment l’une des raisons qui m’avaient poussé à m’investir dans ce film. J’avais lu tous les romans de Stefan Wul et j’étais vraiment un grand amateur de ses univers. J’avais déjà quelques images en tête à la lecture, surtout dans les passages descriptifs, mais lorsque j’ai travaillé avec René, il a tout fallu reprendre de zéro. En fait, je ne suis pas parti du roman mais du scénario Jean-Patrick Manchette dont j’aimais beaucoup les romans.
Vous avez beaucoup participé à l’élaboration artistique au cinéma après Les Maîtres du temps (Le Cinquième élément, Abyss, Willow…). Quelle a été véritablement la différence avec votre implication dans le film de Laloux ?
En particulier le fait de travailler avec quelqu’un en permanence. On se levait très tôt avec René et on passait la journée entière autour d’une table, à parler du film, de l’histoire, de son esprit, puis à réaliser le story-board. Bien sûr, j’ai beaucoup appris sur la construction d’une histoire, sur les systèmes narratifs qui s’impriment, non pas sur du papier, mais sur du temps…
Pour vos illustrations, story-boards etc., René Laloux vous a-t-il laissé en libre création, ou vous a-t-il donné des indications, des balises ?
Il me faisait vraiment confiance sur le plan du visuel. Ce que je faisais lui plaisait. On a toujours travaillé dans une certaine forme d’harmonie. En même temps, tous les problèmes qui auraient pu naître lors de notre collaboration avaient déjà été réglés lors de nos discussions en amont.
Vous avez suivi les étapes de la production, de la réalisation, de l’animation ?
Non pas du tout. Je n’ai travaillé qu’en amont. Je n’ai donc pas été confronté aux problèmes qui ont suivi. A partir du moment où les illustrations ont été faites, René est parti en Hongrie où il a travaillé avec l’équipe d’animateurs. Ah si, j’ai rencontré une fois le chef animateur (Tibor Hernàdi, Ndlr) autour d’un verre, mais c’est tout.
En définitive, qu’elle a été votre réaction devant le produit fini ?
C’était un peu les montagnes russes… Il y avait des moments que je trouvais sublimes, et puis d’autres où j’étais totalement catastrophé. J’avais presque honte. Je me disais que de toute façon je n’avais fait que les dessins et que ce n’était pas ma faute… Quand la salle s’est rallumée, le constat était vraiment mitigé. Ça se voyait vraiment que le film avait été tourné avec un budget réduit : l’animation n’était pas vraiment extraordinaire, l’investissement graphique était un peu faible, je trouvais mes dessins nuls, je trouvais que j’avais été trop paresseux (une fois de plus)… Et puis le film a eu une carrière plutôt bizarre. Il n’a pas vraiment trouvé sa place en salles, mais ensuite il est devenu une sorte de « film culte ». Il a été vu par pas mal d’enfant, qui ont plutôt aimé d’ailleurs, bien plus que les parents qui n’y comprenaient vraiment rien à cette histoire-là. Ensuite il a une carrière des plus correctes en cassette vidéo, à la télévision et enfin, ça revient un peu avec le DVD. Vous voyez, c’est un film sur lequel je n’aurais jamais parié et pourtant depuis plus de vingt ans, il survit d’une façon presque miraculeuse. C’est vrai que je l’ai revu, il n’y a pas très longtemps à une présentation au musée du Cinéma de Los Angeles, et l’accueil du public américain était extraordinairement chaleureux. On voit bien que c’est un film naïf, à l’animation sommaire, et malgré tout il y a une poésie, un charme qui se dégage des Maîtres du temps. Il y a des scènes assez fascinantes, l’histoire est plutôt prenante… Mon opinion sur le film a évolué au fil du temps, et maintenant je trouve que c’est un truc vraiment sympa.
Vous avez un peu suivi le développement du film suivant de René Laloux, Gandahar ?
Je trouve que le film est un peu faible, trop maladroit. Le livre en revanche est vraiment bon. Je préfère le dernier auquel a participé Caza, Les Enfants de la pluie. C’est un petit peu mieux quand même. Pendant le développement, j’ai vu quelques phases intermédiaires et je voyais bien que c’était douloureux, qu’ils avaient du mal à finir. La partie design était tout de même un petit peu mieux que le résultat final… Mais c’est normal, quand on travaille avec des conditions budgétaires aléatoires.
Finalement quand vous regardez la filmographie de René Laloux, quelle place lui donnez-vous dans l’histoire du cinéma ?
Je le considère comme une sorte de stade intermédiaire entre l’école classique du dessin animé d’art qui a beaucoup fleuri dans les années 60 (des gens qui faisaient leurs courts-métrages dans leurs caves et qui ne les projetaient qu’à Annecy), et le commercial. Sans jamais renier vraiment ses origines un peu artisanales, de bricolo, René a réussi à passer dans le cinéma commercial et faire trois films. Le seul qui est peut-être un peu proche de cela c’est sûrement Michel Ocelot avec Kirikou. On y retrouve cette tradition d’un dessin animé alternatif.
Régulièrement on a des nouvelles de vous, des rumeurs, parlant d’un nouveau projet de film d’animation comme ce fameux pilote d’adaptation de L’Incal…
Oui, oui, cela avait été produit un peu à notre insu par une équipe de canadiens, mais cela n’appelait pas vraiment de suite. Il y a eu ensuite une tentative de dessin animé qui s’appelait Eternel Transfert, avorté parce que beaucoup trop complexe. Et puis en ce moment je termine un long-métrage en images de synthèse avec une équipe chinoise et qui devrait sortir l’année prochaine (Thru the Moebius Strip, semble-t-il jamais achevé, ndlr). Il y avait eu aussi cette adaptation de Blueberry que l’on tentait de monter mais qui est tombé à l’eau à cause de la défection de Canal + (finalement le film à été achevé sous la direction de Jan Kounen, ndlr).
Et le grand projet Starwatcher qui devait être le premier long-métrage en image de synthèse ?
On est allé très très loin avec ce projet et pourtant il a failli. J’avais fait les story-boards, toute la pré-production et tout est tombé à l’eau parce que le producteur est mort dans un accident de voiture… le sort s’acharne. Enfin c’est surtout pour lui que c’est ennuyeux parce que moi je continue… Et enfin j’ai ce nouveau projet sur Arzack (disponible en DVD, Ndlr) et on verra bien ou ça nous mène.
J’imagine qu’après toutes ces annulations, vous vous méfiez des nouveaux projets…
Non, pas du tout, je n’ai jamais fondé des espoirs démesurés. Je suis pragmatique ; si ça avance, j’avance, sinon… De toute façon, cela me fout tellement la trouille tous ces projets que quand ça s’arrête, à la limite, je suis rassuré.
Interview réalisée en 2003