ENTRETIEN AVEC CAROLE LAURE
Une Vie à jouer
En décembre 2022, les éditions Le Chat Qui Fume ont eu l’excellente idée d’exhumer deux œuvres fondamentales du cinéma québécois en sortant La mort d’un bûcheron (1973) et La tête de Normande Sainte-Onge (1975). Réalisés par Gilles Carle, l’un des plus grands réalisateurs québécois qui avait eu droit à des funérailles nationales lors de son décès en 2009, ces films doux-amers, irrévérencieux et pleins de poésie nous ont également permis de redécouvrir l’incroyable talent de son interprète principale, Carole Laure.
Principalement connue dans nos contrées pour ses rôles dans des films français cultes tels que Préparez vos mouchoirs de Bertrand Blier (Oscar du meilleur film en langue étrangère en 1979), La menace (1977) d’Alain Corneau ou encore A mort l’arbitre (1984) de Jean-pierre Mocky, l’actrice qui fête ses cinquante ans d’une carrière initiée par Gilles Carle en 1973 a plus d’une corde à son arc ! Car outre ses prestations dans une quarantaine de longs-métrages qui firent d’elle un véritable « sex-symbol » en plus d’une égérie des films d’auteur, Carole Laure est une artiste accomplie qui tout au long de sa carrière débordera vers d’autres disciplines comme la danse, la chanson avec son mari Lewis Furey, la réalisation avec quatre films tournés entre 2002 et 2014…
Véritables fans de l’actrice, la rédaction de Regard Critique a donc tenté de s’entretenir avec la donneuse de baffes de Croque la vie (1981) de Jean-Charles Tacchella. Accessible et d’une simplicité désarmante, elle nous a ainsi fait l’honneur d’un entretien téléphonique… les cinq-mille kilomètres séparant Montréal de la France ne nous ayant pas permis de rencontrer en chair et en os l’une des plus belles actrices du cinéma francophones ! Une chance que notre rédacteur en chef avait eu lors de sa jeunesse à la sortie de l’émission « Monsieur Cinéma » présentée par Pierre Tchernia, où il avait reçu un baiser sur le front… dont il se vante encore près de quarante ans plus tard !
« Tombé en amour » de cette artiste extraordinaire après le visionnage de l’exceptionnel La Tête de Normande Ste-Onge, c’est avec une voix tremblante que votre serviteur a pu converser durant trente minutes avec une Carole Laure toujours active et bien loin d’avoir mis un terme à son parcours artistique varié et éclectique.
Carole et Gilles
Sans Gilles Carle, nous n’aurions peut-être jamais eu le bonheur de pouvoir admirer la québécoise sur grand écran. Véritable « couple » artistique, le duo accouchera de sept films devenus des références incontournables du cinéma canadien :
Carole, La mort d’un bûcheron est votre premier grand rôle au cinéma et marque votre première rencontre artistique avec Gilles Carle. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?
On a souvent écrit que c’était un film autobiographique qui reproduisait mon parcours. Je ne le considère pas comme tel mais il est vrai que Gilles Carle s’inspirait toujours du contexte et de son entourage. Ainsi, moi aussi j’étais une jeune femme qui partait de la campagne pour la ville, à la recherche de mon père biologique, c’est un peu mon histoire aussi (NDLR : elle fut abandonnée à sa naissance et sera adoptée à l’âge de deux semaines par une famille de Shawinigan, ville située entre Montréal et Québec) Mais c’est aussi l’histoire de nombreuses personnes à l’époque qui ont quitté leur campagne pour la ville. Il s’intéressait beaucoup à la recherche, à la quête d’identité qui motive chacun d’entre nous.
J’ai revu récemment La mort d’un bûcheron à l’occasion de sa restauration à la cinémathèque de Montréal. J’ai été impressionnée, c’est si moderne. La fin est extraordinaire, avec ces personnages perdus au milieu de nulle part. Deux années plus tard, vous avez tourné dans La tête de Normande Ste-Onge, qui fit de vous une véritable star. L’influence de Gilles Carle semble avoir été décisive dans votre carrière ?
La tête de Normande St-Onge, j’adore ! C’est un film très pertinent et encore très moderne aujourd’hui, comme toujours avec Carle. Avec ce personnage qui tente de se constituer une famille, on est encore dans les thèmes de prédilection de Carle. En parlant de modernité, il y a aussi Fantastica (comédie musicale) qui déjà à l’époque traitait d’écologie. Je me souviens aussi d’un film très bizarre, sans scénario, qu’on tournait au jour le jour avec Lewis Furey, mon mari (rencontré à l’occasion du tournage de La tête de Normande St-Onge), L’ange et la femme.
Si j’ai fait du cinéma, c’est grâce à lui, et je lui dois tout aussi pour mon passage à la réalisation, c’était mon maître et il m’a énormément inspiré lorsque je suis passé derrière la caméra. Malheureusement, il est décédé d’une maladie dégénérative et n’a pas vu mes films, je n’ai pas eu l’occasion de partager avec lui mon travail, c’est un de mes plus grands regrets.
On s’est rencontrés au milieu des années 1970. Il avait vingt ans de plus que moi, c’était un homme brillant qui m’a fait rencontrer plein de gens intéressants, des intellectuels… C’est le meilleur cinéaste québécois, il a beaucoup tourné et a eu beaucoup de succès en France, via les passages au Festival de Cannes et les salles parisiennes. Ce qui m’a permis ensuite d’aller vers le cinéma français.
So sweet, so sexy…
Lorsqu’on évoque la filmographie de Carole Laure, il est difficile de ne pas parler de sexualité ! Actrice phare des années 1968 (période que l’on nomme « Révolution silencieuse » au Québec), symbole des bouleversements sociétaux alors en cours au Québec, l’actrice a à plusieurs reprises joué des rôles sulfureux de femme à la fois sexy et indépendante, où nudité et scènes d’amour sont légion.
Dans les films de Carle le thème de la sexualité est central, comment l’expliquer ?
Dans la société d’avant 1960 (dont était issue Gilles Carle), la place de la religion catholique était prédominante et il y avait une véritable emprise sur le gens. Ainsi, nous avions l’un des plus hauts taux de natalité du monde à cette époque. Quand j’étais adolescente, tout a volé en éclats, plein d’églises sont aujourd’hui fermées ou ont été transformées…et notre taux de natalité est devenu l’un des plus bas du monde !
A titre d’exemple, j’étais orpheline et lorsque j’ai été adoptée, ma nouvelle famille comptait déjà six enfants… c’était la norme à l’époque. Gilles était très politisé et avait la dent dure contre les religieux. Je me souviens encore de cette scène de danse dans La tête de Normande St-Onge (NDLR : où Carole Laure simule un cunnilingus avec un buste de religieux…)… on est quand même allé très loin !
Notre société était en pleine recherche d’identité et il y eut même des tentatives d’indépendance par rapport au Canada. Notre Québec francophone était comme une sorte de banlieue entourée d’américains ! Nous étions condamnés à être originaux !
Film culte pour certains, film pervers pour les autres, que représente Sweet Movie (1974) de Dusan Makavejev dans votre carrière ?
En fait, le seul véritable point noir de ma carrière d’actrice reste Sweet Movie…ce serait trop long à vous expliquer, mais j’ai fini par quitter le plateau. (NDLR : Dans une interview récente avec Mario Girard, journaliste canadien, Carole Laure s’exprimait ainsi à ce sujet : « Un jour, j’écrirai ce qui s’est passé. C’est une sorte de #metoo avant l’heure. Il y a eu des menaces criminelles. Cette expérience en dit long sur l’exploitation, le voyeurisme et les agressions ». Entre autres, l’actrice reproche au réalisateur de lui avoir imposé des scènes n’existant pas dans le scénario, puis de l’avoir doublé une fois partie du tournage. Après un passage devant les tribunaux, le film sera finalement amputé de plusieurs séquences).
D’ailleurs, plein de gens veulent faire ma biographie mais je ne suis pas pour…tout est déjà sur internet de toute façon ! Je suis actuellement en train d’écrire un livre, qui sera une sorte d’autobiographie, ainsi je vais le faire moi-même mais à ma façon et ce sujet sera sans aucun doute évoqué.
Une carrière internationale
Pouvez-vous nous raconter comment vous êtes arrivés dans le paysage cinématographique français ?
Comme la plupart des films de Gilles Carle étaient sélectionnés à Cannes, et qu’ils marchaient bien à Paris, je recevais de nombreuses propositions de France. Je n’ai que des bons souvenirs de cette période, j’ai traversé le pays de ville en ville, de tournages en spectacle (NDLR : elle réalisait des shows de danse et chanson avec son mari Lewis Furey, parfois en même temps que les tournages. En une année, le duo a ainsi réalisé jusqu’à cent-vingt spectacles !) mais sans vraiment le visiter. Ce n’est que plus tard que j’ai vraiment découvert la France.
Je garde par exemple un excellent souvenir de La Menace, l’un de mes tout premiers films français. J’y jouais aux côtés du grand Yves Montand et j’ai connu ainsi le cinéaste Alain Corneau. Il est devenu un très bon ami, ainsi que sa femme Nadine Trintignant, et nous n’avons jamais cessé de nous fréquenter. Son décès en 2010 fut une grande perte, celle d’un ami et d’un grand réalisateur.
J’ai beaucoup tourné de premiers rôles dans des films que je choisissais… même s’il y a certains films que j’ai fait que j’ai complètement oublié ! J’ai également pu favoriser des coproductions franco-canadiennes.
Parmi les films que vous avez peut-être « oubliés », vous rappelez-vous d’avoir tourné avec un certain Sylvester Stallone…
(Rires) Effectivement, j’ai joué dans A nous la victoire de John Huston, j’étais la seule femme du tournage. Ce fut un tournage difficile, à Budapest. Et en même temps, je jouais dans Asphalte de Denis Amar, dont le tournage se déroulait à Paris… Des années plus tard, je me suis fait « engueuler » par mon fils au retour d’un vidéoclub : « Pourquoi tu ne m’as pas dit que tu avais fait un film avec Rocky ?
J’ai toujours fait ce qui me plaisait ! Après le succès des films de Carle, j’ai reçu beaucoup de propositions, souvent vers un cinéma commercial. Mais j’ai toujours fait mes propres choix, et ainsi j’ai toujours recherché le cinéma d’auteur.
Une artiste accomplie
Nous vous avons connue en tant qu’actrice, danseuse, chanteuse, réalisatrice… Depuis cette année 2023, vous animez une émission de radio avec votre mari sur Radio Canada. Et vous commencez à vous mettre à l’écriture ! Parmi toutes ces disciplines, laquelle vous a le plus marquée ?
Ce que j’ai préféré dans mon parcours artistique, c’est être réalisatrice de mes propres films, choisir ma façon de tourner… J’ai essayé d’avoir la main dessus en les produisant, en jouant dedans, en les écrivant… Gilles Carle m’a beaucoup inspiré, on y retrouve ainsi des scènes oniriques et très réalistes. Le premier (Les fils de Marie en 2002) a été sélectionné à Cannes et j’ai été très surprise du bon accueil qui lui a été réservé. Je n’avais pas pu « jouer » sur l’image autant que je l’aurais voulu, d’un point de vue technique. Les autres films (CQ2 en 2004, La capture en 2007 et Love Project en 2014) ont eu un budget plus confortable et ont également été très bien reçus. Et je suis très fière d’avoir pu y faire jouer mes enfants (Clara et Thomas).
En ce qui concerne la danse, je n’ai reçu aucune véritable formation pour devenir danseuse. Mais je bougeais d’une certaine façon, j’ai toujours aimé « flirter » avec la danse. Via mon activité de chanteuse, j’ai rencontré beaucoup de chorégraphes et ai même développé mes propres scènes. L’un de mes plus beaux souvenirs reste la chanson Save the last dance for me, où je dansais avec Louise Le Cavalier sur une sublime chorégraphie d’Edouard Lock.
En ce qui concerne la radio, c’est une idée que Radio Canada nous a soumis et on nous a donné carte blanche ! Cela s’appelle « Entre Carole et Lewis ». Lewis se charge des textes, et moi de la programmation musicale. Le public adore ça ! Au Québec, les gens nous aiment beaucoup …et se rappellent de nous grâce à nos films, concerts… Avec Lewis, nous avons également réalisé Night Magic qui marque la seule collaboration entre Léonard Cohen et mon mari. Je produis les concerts de mon mari, et j’y participe aussi. Un peu comme ce qu’on fait actuellement à la radio, il y avait aussi bien des moments musicaux que des dialogues-monologues : on parlait autant qu’on chantait ! On a régulièrement fait l’Olympia et d’autres grandes salles parisiennes.
Quel est votre quotidien en 2023, avez-vous d’autres projets de films ?
J’adore mon pays et j’y réside toujours. Montréal est une ville où je me suis toujours sentie bien, malgré son côté « délinquant », éclaté, parfois en ruines… C’est une ville très particulière, au bord d’un fleuve, avec la forêt en plein cœur de ville, la montagne… Et à une heure de route, là où j’habite, on se retrouve en rase campagne dans des paysages polaires magnifiques.
Le COVID m’a stoppé… En ce qui concerne les longs-métrages, je n’ai plus le goût de me battre pour mes films. Nous sommes malheureusement dans une période où les plateformes (Netflix, Amazon…) remplacent le cinéma où les gens vont beaucoup moins. Toutefois, je suis en train d’écrire pour une série TV, cela me prend beaucoup de temps et j’espère que ce projet aboutira.
Aurons-nous le plaisir de vous revoir un jour en France ? Pour des concerts, un nouveau film ou pourquoi pas une présence au festival du Film Canadien de Dieppe qui fêtait cette année ses dix ans ?
J’adore la France, et ce serait une joie d’y revenir, je suis ouverte à toute proposition ! Et cela me ferait évidemment plaisir de venir défendre notre cinéma québécois auquel je suis si attachée.