MOURIR PEUT ATTENDRE
No Time To Die – Etats-Unis, Royaume-Unis – 2021
Genre : Espionnage, Action
Réalisateur : Cary Joji Fukunaga
Acteurs : Daniel Craig, Léa Seydoux, Rami Malek, Lashana Lynch, Ralph Fiennes, Ana de Armas, Naomie Harris, Ben Whishaw, Christoph Waltz…
Musique : Hans Zimmer
Durée : 163 minutes
Distributeur : Universal Pictures International France
Date de sortie : 06 octobre 2021
LE PITCH
Bond a quitté les services secrets et coule des jours heureux en Jamaïque. Mais sa tranquillité est de courte durée car son vieil ami Felix Leiter de la CIA débarque pour solliciter son aide : il s’agit de sauver un scientifique qui vient d’être kidnappé. Mais la mission se révèle bien plus dangereuse que prévu et Bond se retrouve aux trousses d’un mystérieux ennemi détenant de redoutables armes technologiques…
On ne vit que six fois
Un James Bond a toujours deux versants. D’abord le versant pour les fans : certains films sont de « grands » Bond à l’égard de la série, de ses codes et de sa légende. Et puis, plus largement, le versant pour les cinéphiles parce que certains épisodes, plus rarement, sont aussi (et peut-être avant tout) de vrais grands films.
Parfois, étant donné le système de cette saga (sans équivalent jusqu’à ce jour dans l’histoire du cinéma), ces deux versants se court-circuitent étonnamment ! Il y aura toujours des puristes pour pester sur Skyfall – grand film sur les origines et la légitimation des héros de fiction – au motif qu’il n’est, pour eux, pas assez « Bond ». Et puis, d’un autre côté, on remerciera les mêmes puristes de défendre et de préserver en tant qu’épisodes marquants de la saga, des films que d’aucuns jugeraient peu enthousiasmants par leurs qualités intrinsèques ; des films qui, déconnectés de leur personnage emblématique et de son aura, ne ressembleraient peut-être pas à grand-chose et auraient du mal à exister.
Dans cette perspective, et puisque vient l’heure du bilan, chacun pensera ce qu’il veut de l’ère Daniel Craig, sixième itération du personnage dans la longue suite produite sous l’égide d’Eon Productions. Néanmoins, reconnaissons en toute objectivité qu’elle assume encore d’exister dans une période très particulière et mouvementée vis-à-vis des codes du cinéma, et plus généralement des codes sociaux, qui obligent bon gré mal gré l’agent secret britannique à nager à contre-courant de sa nature. Nonobstant, Craig aura donné à travers quatre réalisateurs très différents à la personnalité peut-être moins bridée que d’ordinaire, au moins trois grands FILMS – et au moins autant de grands BOND. C’est assez rare, si l’on fait le compte des précédentes périodes, pour être mentionné (George Lazenby, hors-concours, n’avait de toute façon incarné le personnage qu’une seule fois – mais droit dans le mille ! – et Timothy Dalton à peine plus). Assez peu de spectateurs contestent la perfection de Casino Royale, davantage celle de Skyfall, et il est évident que ce No Time To Die sera infiniment plus clivant pour beaucoup de raisons, quoi qu’étant du même tonneau. C’est ce qui fait son panache et, en partie, sa valeur.
Le script va très loin dans beaucoup de directions par rapport au rythme de croisière. Avec sa durée de 2h40, tout à fait dans l’air du temps mais en rien gratuite, le film démontre surtout que Bond, au gré des décennies (il est sur la place depuis soixante ans, tout de même !), a accumulé une telle richesse sur laquelle bâtir, tellement de codes, de passages obligés, de méta-commentaires sur lui-même (bien avant que ce soit la mode) qui viennent s’empiler de plus en plus sur les figures imposées, qu’on pourra bientôt faire des films de cinq heures sur le sujet sans que le rythme débande d’un cheveu.
Gargantuesque dans ses ambitions et parallèlement très posé et méticuleux sur la forme, No Time To Die s’offre par exemple le pré-générique le plus long de la saga et le plus dense, grand prologue opératique en deux espace-temps distincts qui constitue pratiquement deux petits films dans le film. Cary Fukunaga, le moins chevronné des cinéastes qui aient eu affaire à Craig, mais dont on aura pu mesurer le savoir-faire technique dans la première saison de True Detective, fait sienne avec une rigueur irréprochable cette méditation qui aurait pourtant de quoi lasser, à la longue, posée en filigrane dès Casino Royale mais dont c’est Sam Mendes qui en avait carrément fait le sujet de son Skyfall et de SPECTRE, à savoir : comment assure-t-on, propose-t-on, explique-t-on la permanence d’un héros passé de mode dans un monde qui est passé du tout au tout, et change encore à cent à l’heure ? Que veut encore dire James Bond, espion de l’arrière-garde, hautain et misogyne, porté sur le sexe et la boisson, à l’heure de #MeToo, des Avengers et des grandes vagues terroristes de l’après 11 septembre ?…
Never Say Never Again
Engouffrée délibérément dans une post-modernité casse-gueule dont elle se sera décidément tirée avec tous les honneurs, la période Craig s’achève en se donnant comme une parenthèse incongrue, une proposition globale hors des clous, close sur elle-même, un gros morceau qui a commencé sur les chapeaux de roue et se termine en bouquet final estomaquant. Maîtrisant son personnage à fond, on notera au passage que le comédien fait décidément avec la cubaine Ana de Armas un fabuleux duo de cinéma qu’on aimerait revoir inlassablement réuni dans des variations aussi savoureuses qu’À Couteaux Tirés (Knives Out, Rian Johnson, 2019) ou que ce ballet endiablé qu’ils exécutent ici, le temps d’une longue séquence jubilatoire où la danse et les fusillades font plutôt bon ménage.
Écrit au scalpel (scènes d’action toujours poignantes et/ou faisant avancer les enjeux du récit, jeux de miroirs internes au film lui-même ou tirés de certains illustres prédécesseurs, intrigue qui – là où SPECTRE s’empêtrait poussivement dans l’incohérence – parvient enfin à raccrocher tous les wagons du grand arc entamé quatre films plus tôt avec une fluidité et une maestria démente), réalisé à la loupe (quel sens de la construction visuelle d’une séquence !), No Time To Die fera évidemment bondir les fans vieillissants trop obtus qui ne manqueront pas de noter à quel point il semble cocher toutes les cases des revendications sociales actuelles. N’importe quelle œuvre produite à notre époque, de toute façon, se montrera toujours trop « woke » pour un certain public du moment qu’elle ne donne pas dans le passéisme et le « politiquement incorrect ». Plus étonnant : alors qu’ils connaissent les règles de la saga mieux que quiconque, les mêmes oublieront de noter que le film réussit ce tour de force de remplir le cahier des charges « woke » tout en remplissant à la fois celui, aux antipodes, qui a fait le succès de Bond jusqu’à présent. Rien n’y manque – à l’exception d’un seul détail, certes, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il vaut son pesant de cacahuètes ! Mais n’en dévoilons pas trop.
L’époque actuelle, reconnaissons-le, manque de nuance. Elle fait dire à n’importe quelle œuvre tout et son contraire du moment qu’on la regarde sous le seul prisme de l’idéologie féroce. Beaucoup d’excellents films sont trop progressistes pour certains, trop offensant pour les autres, peut-être trop intelligents pour tout le monde. En réalité, Barbara Broccoli qui tient les rênes de la production de la saga Bond depuis plus de vingt-cinq ans et porte une grande part de responsabilité dans les résultats, adopte vis-à-vis du personnage et de son univers un point de vue beaucoup plus subtil que la moyenne : très perméable aux évolutions, rétive tout de même à y sacrifier l’identité d’un héros (pour la dernière fois, si vous voulez à tout prix des James Bond noirs ou des James Bond féminins, exigez plutôt le retour de Shaft ou de Red Sparrow sous une forme attractive et intelligente !). De fait, aucun problème à assumer un « Q » homosexuel du moment que la logique du personnage composé par Ben Whishaw ne s’en trouve pas trahie (et peut-être même renforcée) ; en revanche on constatera que la « remplaçante » de Bond incarnée de façon rugueuse et énergique par Lashana Lynch, qui a fait couler tant d’encre virtuel (mais tout de même inutile) avant la sortie du film à coup d’articles putaclics et de suppositions aux fraises, n’est qu’une fausse piste amusée, destinée ni plus ni moins qu’à s’effacer pour affirmer d’autant plus, haut et fort, la figure immuable de l’agent 007 original.
Après un tel coup d’éclat, la succession laisse toutes les portes ouvertes. C’est toujours un moment particulier, pour les aficionados, que le surgissement d’un nouveau visage pour James Bond, d’une nouvelle proposition d’interprétation, de nouvelles directives de production qui redistribueront fatalement les cartes. Une nouvelle perspective pleine de promesses à tenir et de virages à négocier. Une chose, au moins, est sûre et certaine : James Bond reviendra !