MAD GOD
États-Unis – 2021
Genre : Science-Fiction, Animation
Réalisateur : Phil Tippett
Acteurs : Alex Cox, Niketa Roman, Satish Ratakonda, Harper Taylor, Brinn Taylor, …
Musique : Dan Wool
Durée : 83 minutes
Distributeur : Carlotta Films
Date de sortie : 26 avril 2023
LE PITCH
Une cloche de plongée totalement corrodée plonge dans les profondeurs d’une ville en ruines. Un assassin en sort et va explorer la ville à travers un labyrinthe de paysages habités par d’étranges personnages…
Le Dieu des enfers
On ne sera jamais assez reconnaissant envers Carlotta d’offrir au public français une chance de découvrir Mad God sur grand écran. Film monde expérimental d’une noirceur abyssale et d’une ambition réjouissante, le rejeton précieux de Phil Tippett se doit d’être partagé avec le plus grand nombre et dans les meilleures conditions de projection possible. Le 26 avril prochain, vous savez ce qu’il vous reste à faire !
C’est au début des années 90 que le projet qui deviendra Mad God débute son (très) long périple. Génie de la stop-motion (une technique d’animation image par image, pour les non-initiés) et inventeur de son prolongement, la go-motion, digne héritier de Willis O’Brien et de Ray Harryhausen, Phil Tippett fut l’une des stars des effets spéciaux du Hollywood des années 80, ses créations peuplant les univers d’une palanquée de films cultes et de succès éternels. Le jeu d’échec monstrueux du Faucon Millenium dans La Guerre des Étoiles, les quadripodes impériaux AT-AT de L’Empire contre-attaque, le dragon Vermithrax dans Le Dragon du lac de feu, ED-209 dans Robocop, les aliens au look de scorpions géants dans l’inénarrable Howard le canard ou encore le monstre bicéphale géant de Willow ne sont qu’un échantillon du talent de cet artisan humble, discret et perfectionniste, natif de Californie.
En 1985, Tippett réalise Prehistoric Beast, court-métrage d’une dizaine de minutes où un triceratops y est la proie d’un Tyrannosaurus Rex affamé. Et en 2010, les quatre minutes de MutantLand, nous propulsent dans un univers apocalyptique et chimérique où la cruauté est à nouveau de mise. Entre ces deux « bandes démo » stupéfiantes, Phil Tippett aura eu à repousser les limites de son art avec le climax mémorable de Robocop 2, justifiant à lui seul l’existence de cette séquelle mi-figue, mi-raisin, il aura survécu à la révolution technologique de Jurassic Park qui le menaçait pourtant d’extinction et dompté l’outil numérique de la plus belle manière qui soit avec les légions d’insectes géants de Starship Troopers. En marge de cette carrière aux allures de montagnes russes et dès que son temps libre le permet, Tippett met donc en boîte des séquences de Mad God. Entre de longues pauses et un sprint final co-financé via la plateforme de dons Kickstarter, et au gré de l’inspiration et de l’envie, le projet prend forme après une gestation d’un peu plus de trois décennies. On aurait pu craindre du résultat qu’il ne soit décousu ou très inégal mais il n’en est rien. Malgré sa structure en forme de cadavre exquis et une narration plutôt abstraite, Mad God est d’une cohérence totale et Tippett y superpose par couches toute une vie d’influences, d’amitiés, de désillusions, de rêves et de cauchemars. Pour une fois, le qualificatif d’œuvre somme est loin d’être galvaudé.
Un monde de tarés
Évacuons d’emblée l’unique défaut de Mad God : sa bande-originale. Composé par Dan Wool, collaborateur régulier du réalisateur Alex Cox (lequel interprète d’ailleurs ici le rôle « humain » principal), le score est loin d’être à la hauteur de la folie et de la virtuosité des images qu’il tente d’illustrer. Transparentes, les mélodies échouent à transcender ou à souligner la moindre scène et ne distille qu’une indifférence ou un ennui contre-productif. Regrettable, mais jamais rédhibitoire au regard du foisonnement de l’univers qui se déploie devant nos regards ébahis.
Divisées en trois chapitres presque auto-suffisants, les 83 minutes de Mad God proposent peu ou prou l’équivalent de 24 miracles par seconde. La boulimie de citations et de références culturelles n’est jamais un obstacle à l’émotion dégagée par la magie et la beauté de l’animation image par image, un medium dont Phil Tippett est, aujourd’hui et plus que jamais, un maître absolu. Sur le fond, le discours est lourd, d’un nihilisme à l’ampleur presque inédite. Tout au long d’un voyage au cœur des ténèbres qui nécessite parfois d’avoir l’estomac bien accroché, Mad God aborde la mort, l’échec, la servitude, la guerre, le génocide, la cruauté, le fanatisme et la décadence. Du lourd, qu’on vous dit. Organique, surréaliste, poétique et baroque, le style de Tippett régurgite heureusement et brillamment ces excès de sinistrose en une série de tableaux hallucinés venus d’un autre monde. De son ouverture vertigineuse nous plongeant dans un interminable mouvement vertical au plus profond des enfers à une conclusion où se mêlent l’alchimie et la métaphysique, Mad God développe un bestiaire à la fois repoussant et magnifique, abject et touchant, où l’horreur et l’empathie sont indissociables.
Les geeks et les initiés seront bien sûr aux anges face à un tel spectacle. Un protagoniste principal à la dégaine steampunk iconique en diable, des éclaboussures de sexualité pas très catholique où copulent les anatomies à géométrie variable d’un Bill Plympton et les perversions de Clive Barker, les spectres de Dali, Francis Bacon, Jérôme Bosch et H.R. Giger qui se baladent en toile de fond, un combat de monstres géants qui solde les comptes une bonne fois pour toutes avec Ray Harryhausen, une philosophie qui fait se rencontrer Stanley Kubrick, Lewis Carroll et Dante Alighieri autour de la figure imposante d’un dieu-sorcier, des hommages en pagaille à Jan Svankmajer, à George Orwell et à The Wall des Pink Floyd, sans oublier quelques détours vers le body-horror, le torture porn et l’anarchisme punk. Et bien plus encore !
Démiurge fou de ce banquet unique en son genre (parce que, oui, le Mad God du titre n’est autre que le réalisateur lui-même), Phil Tippett nous ouvre les portes de son armoire magique et se dévoilent un peu, beaucoup, passionnément. Il serait criminel de refuser son invitation.