LA TOUR
Genre : Fantastique
Réalisateur : Guillaume Nicloux
Acteurs : Angèle Mac, Judith Williquet, Hatik, Nicolas Pignon, Ahmed Abdel Laoui
Musique : Tim Hecker
Durée : 89 minutes
Distributeur : Wild Bunch
Date de sortie : 8 février 2023
LE PITCH
Tôt le matin, dans une cité de banlieue. Les habitants d’une tour commencent à se réveiller. Le ciel et les bâtiments à l’entour n’apparaissent plus derrière les fenêtres. À la place, un voile noir enveloppe la résidence, et tout ce qui le traverse disparaît. À l’incompréhension et la panique succède vite la constitution de clans qui vont s’affronter dans ce monde clos – peut-être définitivement.
Les Confins du jour
… et Guillaume Nicloux s’attaqua, un peu plus frontalement que d’habitude, au fantastique et au film horrifique. En surface, tout du moins. On l’aurait deviné de la part d’un cinéaste aussi aventureux et peu concerné par le carcan des codes. Après une décennie sous le signe du polar noir dont il fut l’un des maîtres, trop ignoré du grand public quoique généralement respecté, à la fin des années 1990 et jusqu’au milieu des années 2000 (conjointement en littérature avec Zoocity, C’est juste une balade américaine ou Jack Mongoly et au cinéma avec notamment Une affaire privée, Cette femme-là et La clef), cet électron libre aura semblé s’éloigner peu à peu de la notion même de « genre ». Se dessina alors une trajectoire de plus en plus happée par l’abstraction : une Religieuse plus éthérée et bien moins politique que celle de Jacques Rivette, une Valley of Love dominée par l’absence pesante d’un fantôme qui écrasait les présences pourtant imposantes d’Isabelle Huppert et de Gérard Depardieu, sans parler de l’autarcique The End où le même Depardieu arpentait seul une forêt interminable à la recherche de son compagnon canin…
À bien y regarder, Nicloux n’a pourtant jamais fait une croix définitive sur un matériau, disons, moins sibyllin : il n’y a pas si longtemps, sa mini-série Il était une seconde fois prenait le prétexte du voyage temporel ; l’année précédente il arpentait le terrain miné du film de guerre avec Les Confins du Monde, et si Le Concile de Pierre répondait parfaitement aux normes du thriller classique, Holiday était de son côté une comédie grinçante – mais tout à fait hors des clous, il est vrai… Un cinéaste qui balaye large, donc, mais dont la carrière revêt malgré tout une cohérence certaine, basée sur l’idée de mystère indéchiffré, sur l’étouffement, le deuil et l’humour noir. Un cinéaste dont la méthode fondée, entre autres, sur l’écriture automatique préfère revisiter les figures imposées par la bande, explorant plutôt leurs fissures et leur fragilité, quitte à ne plus rien s’imposer du tout en fin de parcours. Comme pour David Cronenberg, il serait faux de dire que le cinéma de Nicloux est froid, uniquement conceptuel, mais il privilégie très certainement les émotions complexes, pas évidentes à qualifier ni même à assumer, ce qui ne peut hélas que perdre un certain nombre de spectateurs peu enclins à s’abandonner vraiment, à se jeter dans le vide avec lui.
La Tour s’ouvre immédiatement sur un postulat opaque (au sens propre comme figuré). Un écran noir couvre un immeuble. Ceux parmi nous qui, au bout d’un quart d’heure, en seront encore à se demander « où », « qui », « comment », « pourquoi » et à chercher des réponses rassurantes passeront à côté de tout ce que le film leur offrira. Le postulat ne fait que définir un cadre. Durant de nombreuses années, Nicloux a disséqué scrupuleusement, dans le canevas de ses narrations, des enfermements malaisants – parfois dans les espaces les plus ouverts qui soient (la Death Valley étasunienne ; la jungle indochinoise…). Ici le principe prend corps de la façon la plus violente ; et commence alors le cauchemar. Dans bon nombre de films qui débuteraient de cette façon, la solidarité, la quête d’une porte de sortie, la mécanique de groupe, tiendraient sans doute une place prépondérante. Ici, les gens ne s’aiment pas, se méfient les uns des autres, et la question d’un ailleurs est réglée dès le premier tiers. Nulle organisation générale dans cette tour vouée à l’oubli, mais des clans qui se constituent d’ailleurs trop vite, sur les critères les plus évidents, les plus physiques, les plus communautaristes, faisant montre de ce qui couvait déjà bien avant la « perturbation » et créant des confréries branlantes, inadaptées au « vivre-ensemble » – concept sociétal à la mode qui en prendra plein la figure au fur et à mesure que le film avance.
Un rêve dans un rêve
C’est cette injonction à penser ce monde clos comme un miroir du monde entier, à laquelle on ne coupe pas dès lors qu’on cloisonne le public dans un huis-clos sans fenêtre ouverte sur l’extérieur, qui fait de La Tour un adversaire si redoutable auquel se confronter – et de Nicloux quelqu’un qui, consciemment ou non, travaille encore dans la nette perspective de la salle obscure et de l’écran géant. Découvrir le film chez soi sur son écran de salon (ou pire…) ne pourra qu’en réduire l’impact de moitié – si c’est le cas de nombreuses œuvres, c’est une évidence criante ici ! Le film fait une telle place aux infrasons et pose de telles questions de lumière, faisant progresser la sombreur et les zones d’ombres jusqu’à suggérer une régression inconfortable au temps des torches enflammées et du règne des superstitions, qu’un visionnage dans un environnement trop familier amoindrirait l’impact émotionnel de l’entreprise. Évidemment si l’on habite un immeuble à Aubervilliers, il y a fort à parier que l’immersion sera parfaite ; il n’empêche que le vertige palpable de la salle de cinéma comme vortex idéal entre rêve et réalité, où l’on se sent littéralement aspiré par le fauteuil, reste un vecteur incomparable pour appréhender l’indicible, un lieu fondamental pour ne pas vaquer dès le générique de fin à sa vie prosaïque mais laisser vivre en soi ce que l’expérience a pu y bricoler confusément.
Quant à ses intentions, le cinéaste ne nous prend pas en traître : comme il est agréable, en ces temps où tant de films semblent tout faire pour atteindre une durée de trois heures contre tout sens commun, de tomber sur quelqu’un qui pose ses enjeux en quelques minutes et nous fait traverser plusieurs années d’histoire en moins d’une heure et demie, dégraissant son récit jusqu’à la moelle et nous laissant hagards et sur les genoux ! Mais l’on dira que ça se mérite, qu’il importe de se laisser envahir, de larguer derrière soi un certain type d’attentes conventionnelles (« quelle est l’explication ?», « quel est le message ?», « comment tout cela va-t-il finir ?», et cetera). Assumer l’écriture automatique conduit à confier la moitié du film aux spectateurs. Il est toujours surprenant de constater que la plupart d’entre eux s’efforcent très souvent de posséder le discours d’un film, parfois envers et contre ses lignes claires, clamant leur droit inaliénable à l’interprétation, se mettant sans cesse au centre… mais que leurs rangs diminuent d’un seul coup lorsqu’un film leur propose précisément de prendre seuls les rênes de la signification ! C’est ce que fait Guillaume Nicloux depuis longtemps. Remercions-le.
De l’écriture automatique découle aussi, c’est inévitable, une esthétique du rêve. Ou du cauchemar dans le cas présent, mais la nuance n’est pas très importante ici. Car si Nicloux peut évoquer, dans son intransigeance, Michael Haneke ou Gaspar Noé, c’est vraiment du côté de Dario Argento et de David Lynch que s’inscrirait cette propension à la liberté d’écriture. Le Lynch de Blue Velvet où l’inconscient se superpose à un récit d’apparence linéaire. L’Argento de Phenomena où toute la dernière demi-heure n’est plus que délire onirique et sensoriel. Ce genre de cinéma précieux, à clefs – mais à clefs truquées ! -, se condamne sans doute de lui-même à une certaine marginalité mais constitue plus qu’aucun autre, dans le giron des films narratifs, ce qui est pourtant l’essence du septième art – et de tout art en général : une expérience ! La Tour, film hors-format qui ne dit pas tout à fait son nom, en est l’un des exemples les plus saisissants dans la carrière de son auteur jusqu’à maintenant.