LA FORTERESSE NOIRE

The Keep – Etats-Unis, Royaume-Uni – 1983
Genre : Fantastique, Horreur
Réalisateur : Michael Mann
Acteurs : Scott Glenn, Jürgen Prochnow, Ian McKellen, Alberta Watson, Gabriel Byrne, Robert Prosky, Morgan Sheppard…
Musique : Tangerine Dream
Durée : 96 minutes
Distributeur : Carlotta Films
Date de sortie : 14 mai 2025
LE PITCH
Roumanie, 1941. Une garnison nazie investit une forteresse isolée des Carpates, malgré les avertissements du gardien. D’étranges morts surviennent, révélant la présence d’un mal ancien enfoui dans les murs. Tandis qu’un officier cherche à percer ce mystère, un érudit juif et sa fille, sortis des camps, sont contraints de coopérer avec leurs bourreaux pour affronter l’horreur qui s’éveille.
Le sort en est jeté !
Sorti en 1983, La Forteresse noire appartient à cette catégorie douloureuse des grands films malades. À l’instar du Dune de David Lynch, il porte les stigmates d’un montage imposé – ici par la Paramount – trahissant la vision originale de son auteur. Bien qu’il ne s’agisse que du squelette du film qu’il aurait pu être, il demeure un artéfact fascinant, hanté par des visions troublantes et une ambition toujours palpable.
Le film dépeint la découverte d’une forteresse roumaine par une unité nazie pendant la Seconde Guerre mondiale. Des soldats réveillent une entité surnaturelle prisonnière des lieux : Molasar. À travers ce point de départ classique se dessine une succession de confrontations : entre l’intellectuel juif Theodore Cuza et le prêtre catholique Mihail Fonescu, entre le major SS Kaempffer et le capitaine rongé par les remords Klaus Woermann, et surtout entre Glaeken Trismegistos, guerrier mystique, et Molasar, le puissant golem. Cette lutte, éternelle et cyclique, illustre la confrontation entre deux forces fondamentales, le bien et le mal, que le film s’ingénie à faire vaciller. Car loin de toute vision manichéenne, La Forteresse noire s’amuse à brouiller les repères du spectateur. Molasar passe initialement pour une figure rédemptrice avant que le doute s’installe. Et avec lui, de nombreuses questions nous envahissent. Est-ce répandre le bien que de traiter le mal par le mal ? Doit-on pactiser avec un monstre pour en terrasser un autre ? Le film s’aventure sur un terrain philosophique et moral inattendu dans un cadre fantastique, interrogeant notre rapport à la justice, à la vengeance et à la foi.
Ces pistes, heureusement épargnées par les coupes du studio, donnent au film une densité thématique étonnante et bienvenue. Mais d’autres aspects en souffrent. Le personnage de Glaeken, en particulier, est cruellement sous-développé. Le rythme elliptique trahit des coupes brutales, notamment dans la mise en scène des massacres – tous relégués hors champ – qui suggèrent des scènes entières disparues. Toutefois, le montage resserré confère à l’ensemble une abstraction presque hypnotique, un parfum d’irréalité qui participe indéniablement au charme du film. On regrettera cependant que l’œuvre se termine sur un freeze frame abrupt, là où une version diffusée à la télévision américaine proposait un véritable épilogue, à la fois poétique et conclusif, digne d’un conte de fée.
La beauté du chaos
Visuellement, le film est un véritable enchantement. La photographie, les éclairages et les décors immergent le spectateur dans une ambiance expressionniste, oscillant entre rêve éveillé et cauchemar gothique. Impossible de ne pas penser au Golem de Paul Wegener, ainsi qu’à tout un pan du cinéma expressionniste allemand. La mise en scène, méticuleuse et déjà habitée, laisse entrevoir certaines des obsessions formelles qui traverseront l’œuvre de Michael Mann. Les effets spéciaux, parfois inachevés à cause du décès en cours de production du superviseur des effets visuels Wally Veevers, conservent malgré tout un charme suranné qui participe pleinement de la magie du film. Malgré les embûches, les images façonnées par le futur réalisateur de Heat captivent et fascinent. Legend de Ridley Scott, Highlander de Russell Mulcahy ou encore Hellraiser et Cabal de Clive Barker semblent, à bien des égards, redevables à cette œuvre sacrifiée — tant sur le plan thématique que plastique.
Signée Tangerine Dream, la bande-son confère au film de véritables instants de grâce. Ce choix musical, en parfaite adéquation avec l’esthétique de Michael Mann, adepte des nappes électroniques envoûtantes, participe pleinement de l’approche sensorielle et atmosphérique du récit. C’est justement sous cet angle, moins comme une œuvre d’épouvante que comme un voyage métaphysique et immersif, que La Forteresse noire mérite aujourd’hui d’être redécouverte. Si l’espoir d’un director’s cut paraît illusoire (le premier montage de Mann dépassait les 3 heures), la ressortie du film en salle et en vidéo dans de nombreux pays constitue un cadeau inattendu pour le public — encore inimaginable il y a quelques mois — qui libère enfin cette œuvre du purgatoire où elle croupissait depuis plus de 30 ans.
Malgré ses lacunes structurelles, La Forteresse noire séduit par sa cohérence plastique et son étrangeté persistante. Le choc esthétique qu’il provoque et les thématiques puissantes qu’il explore lui confèrent une aura de film maudit, digne d’intérêt pour tout amateur de cinéma fantastique… et de Michael Mann !