L’OMBRE DU FEU
ほかげ – Japon – 2023
Genre : Drame historique
Réalisateur : Shin’ya Tsukamoto
Acteurs : Oga Tsukao, Shuri, Mirai Moriyama, Kono Hiroki, Ômori Tatsushi…
Musique : Ishikawa Chu
Durée : 95 minutes
Distributeur : Carlotta Films
Date de sortie : 1er mai 2024
LE PITCH
1945. Le Japon vient de capituler, laissant ses habitants livrés à eux-mêmes comme des bêtes au milieu des décombres. Pour survivre, une jeune femme retranchée dans un salon de thé désert se prostitue. Un petit garçon, apparemment réduit à chaparder, se met à tourner autour de son logis tandis qu’un vétéran traumatisé tente de trouver auprès d’elle un réconfort autre que simplement sexuel.
Chroniques de guerre
Homme-orchestre de génie, à la fois auteur, réalisateur, monteur, opérateur, acteur à l’occasion, l’un des cinéastes les plus cultes de sa génération décline une fois de plus la formule dont il a le secret, filmant comme personne les tourments de l’après-guerre.
Il y a quelques années encore, on pouvait raisonnablement considérer Tsukamoto Shin’ya comme l’auteur le plus fou – et certainement l’un des plus grands – du cinéma nippon contemporain. À côté de sa filmographie authentiquement sauvage et habitée, le racolage plus commercial d’un Miike Takashi passe bien souvent pour du petit lait (ce qui n’enlève rien aux qualités de la carrière foisonnante construite par ce dernier). Ce qui est frappant chez Tsukamoto, aujourd’hui âgé de soixante-quatre ans, c’est qu’il semble avoir conservé intacte, au fil des décennies, son énergie de jeune guerriero qui tournait en 16mm des films punks, déchaînés, fous, assourdissants, dans les années 1980. Les sujets ont su évoluer sans qu’aucune maturité malvenue ne contamine jamais leur traitement frénétique. Le temps émoussant les yeux du public parfois plus vite que le style d’un auteur, on a néanmoins fini par s’accoutumer aux productions de cet électron libre qui, disons, de son premier Tetsuo en 1989 jusqu’au troisième opus de la série vingt ans plus tard (The Bullet Man), avait toujours scotché l’audience à son fauteuil. Vinrent alors les deux Nightmare Detective (2006 et 2008), ses films aux métrages les plus longs – plus de 100 minutes chacun quand la majeure partie des films de Tsukamoto ne dépassent que très rarement l’heure et demie. Ce sont aussi des travaux plus posés, qui tapent moins fort dans le ventre, où la mélancolie prend très largement le pas sur le choc viscéral. Le domaine du corps (et de ses mutilations) y est moins exposé que celui de l’esprit – on parle d’un détective qui opère directement dans les rêves des assassins et de leurs victimes potentielles. Ce point de bascule semble avoir ouvert une brèche pour le cinéaste : après un ultime Tetsuo en forme de point final, il réalise l’hypnotique Kotoko (qui, pour être jusqu’alors son film le moins brutal n’en est pas moins, peut-être, le plus violent de tous) puis entame une période forcément pleine de promesses pour un styliste tel que lui : celle du film historique. Voilà où nous en sommes à l’heure actuelle…
Sans qu’on l’ait trop vu venir, l’homme a continué de politiser son regard, troquant sa critique d’un Japon socialement froid pour une sorte de militantisme humaniste, dirigé très directement vers les institutions – qu’il ne montre jamais frontalement mais dont le poids écrase la destinée des personnages. Bien sûr on ne passe pas du tout au tout : le point de vue de Tsukamoto sur l’identité japonaise travaillé depuis le début de sa carrière (avec Tokyo, le plus souvent, en toile de fond) reste le socle de cette série de longs-métrages qui prennent toutefois du large avec le monde contemporain. C’est le film de sabre Killing (2018), mettant en scène une escalade de violence systémique dont le réalisateur, fidèle à lui-même, se plaît à incarner la forme la plus pernicieuse dans le rôle d’un rōnin implacable. Ce sont également les deux œuvres qui l’encadrent : d’abord une nouvelle adaptation en 2014 de Fires on the Plain, chronique de la débâcle aux Philippines durant la Seconde Guerre Mondiale, à la limite du film de morts-vivants, et maintenant cette Ombre du Feu qui semble compléter, en un diptyque sans concession, l’évocation des soldats sur le front par celle, tout aussi triste, des conséquences du conflit sur la population lambda.
Comme toujours, l’éternel franc-tireur limite ses moyens d’action au plus juste et se concentre sur le cœur battant du récit : de la ville détruite on ne verra presque rien, sinon quelques gravats. Aux intérieurs claustrophobiques dans lesquels nous confinera la première partie, en compagnie d’une petite poignée de personnages, succédera une campagne dépouillée à laquelle semble s’intéresser de plus en plus le réalisateur depuis Vital et surtout Kotoko – lui qui était à l’origine le peintre exclusif du métal et du béton, de la concentration démographique et des grandes cités aliénantes. On devine, bien évidemment, le poids des limites budgétaires dans ces choix esthétiques (c’est pour Tsukamoto, depuis toujours, le prix de la liberté artistique totale) mais jamais le film ne nous laisse avec l’impression qu’il y eût nécessité d’en montrer davantage. Depuis plus de trente ans, le cinéaste s’est fait un métier de suggérer des mondes vertigineux en filmant des coins de murs, des asticots grouillants et des gros plans tremblés sur des visages en sueur.
Hope for the Future
Quiconque est familier de ses films précédents reconnaîtra la technique habituelle du cinéaste : en un temps record et avec trois fois rien, mise en place progressive d’un équilibre étrange, fondé sur la répétition, qui s’enrichit petit à petit jusqu’à une cassure franche déréglant les enjeux, faisant voler le système en éclats, élargissant l’espace. À partir de ce moment, plus rien n’est prédictible et l’on peut même se demander comment les wagons pourront être raccrochés en un tout cohérent. On passe d’un dispositif presque théâtral à un cinéma du plein air et de l’errance. On a souvent, chez Tsukamoto, cette impression du « film à sketches », d’épisodes accolés les uns aux autres sans direction narrative très apparente, jusqu’à ce qu’arrive une conclusion sans appel qui remet toutes les pendules à l’heure.
Ici, le fameux « équilibre » initial s’organise autour d’une femme que viennent rejoindre un soldat en déroute et un jeune orphelin. Le trio reconstitue, tant bien que mal, un semblant de famille, chacun personnifiant un aspect du Japon de l’après-guerre. Mais à quel destin sont-ils voués ? Le film y répondra en bout de course – non sans avoir introduit entre-temps un quatrième personnage, ombre vagabonde, qui cristallisera d’autres formes de souffrance et connectera en filigrane ce Hokage aussi bien à Killing qu’à Fires on the Plain.
La Seconde Guerre Mondiale, sa défaite et ses catastrophes se remettent à hanter le cinéma japonais d’aujourd’hui. Cet imaginaire ne s’était pas vraiment éclipsé (comment deux bombes atomiques, une humiliation militaire et toutes les exactions commises par un gouvernement barbare pourraient-elle bien être oubliées !) mais disons qu’elles étaient un peu passé au second plan avec le temps, et que l’époque contemporaine pousse à s’y pencher de nouveau. Plus la tendance politique modérée installée depuis plusieurs décennies se fragilise, sur fond de réarmement progressif du pays et d’une remontée de l’extrême-droite partout dans le monde (sans parler du climat de graves conflits mondiaux qui refait surface), plus le cinéma fait caisse de résonance. Le récent Godzilla Minus One montre bien ce désir de réactiver l’angoisse et la réflexion autour d’un travail de mémoire jugé indispensable. Hokage est une nouvelle pierre apportée à cet édifice – avec le désir, pour Tsukamoto, de partager une peur apparemment très personnelle et de laisser, pour une fois, un faible interstice répandre la lumière. Via le tout jeune Tsukao Oga, tout à fait bluffant dans son rôle d’enfant perdu, c’est en effet d’avenir qu’il est question à travers cette chronique d’un passé cauchemardesque que l’on ne voudrait pas voir se répéter : l’avenir tel qu’on l’entrevoit, mais aussi tel qu’on le souhaiterait.