GODZILLA MINUS ONE
ゴジラ-1.0 – Japon – 2023
Genre : Kaijū eiga
Réalisateur : Yamazaki Takashi
Acteurs : Kamiki Ryunosuke, Hamabe Minami, Yoshioka Hidetaka, Sasaki Kuranosuke…
Musique : Satō Naoki
Durée : 125 minutes
Distributeur : Pathé
Date de sortie : 7 décembre 2023
LE PITCH
Kamikaze durant la Seconde Guerre Mondiale, Shikishima Kōichi regagne sa base au lieu d’accomplir sa mission-suicide, prétextant une panne. C’est alors que surgit une créature reptilienne de la taille d’un éléphant, qui décime presque toute l’unité de Kōichi avant de disparaître. Un an plus tard, rongé par la culpabilité et conspué par ses voisins, le jeune homme va devoir affronter de nouveau ce « Godzilla » à la puissance décuplée par les récents essais nucléaires américains.
Magnus Opus
N’y allons pas par quatre chemins : à la veille de ses soixante-dix ans d’existence, et avec près de quarante films au compteur (si l’on choisit de ne pas exclure les appropriations américaines souvent piteuses en plus d’être, par essence, de mauvais goût), la saga Godzilla délivre cette année l’une de ses œuvres majeures – un film dont l’importance dépasse en fait, de très loin, le simple statut de magnum opus d’une franchise mythique (ce qui, convenons-en, serait déjà pas mal !).
Au Japon, on peut isoler deux apparitions réellement marquantes du monstre géant depuis une vingtaine d’années. D’abord, le Godzilla : Final Wars de Kitamura Ryūhei en 2004, qui se voulait être à la fois un film-somme brassant tout l’héritage de la série, et une tentative de renouvellement esthétique contenant plus de folie, plus d’ardeur juvénile, et une bonne dose de post-modernité. Et puis, en 2016, le très honorable Shin Godzilla d’Anno Hideaki et Higuchi Shinji qui troquait, comme catalyseur métaphorique du récit, les bombes atomiques de 1945 contre la catastrophe bien plus récente de Fukushima ; un film aux protagonistes multiples, sans personnage central, qui entendait mettre l’accent sur la cohésion collective indispensable à la victoire, sur les gestions de crise parfois ubuesques des gouvernements, et la place toujours fragile de l’archipel nippon sur le plan géostratégique.
Arrive donc aujourd’hui ce Godzilla Minus One, sous la direction d’un réalisateur chevronné (et grand concepteur d’effets spéciaux) au nom trop peu retenu dans nos contrées, bien qu’il ait fait son petit effet par le passé avec le très savoureux Returner au début des années 2000, et dernièrement sur le terrain de l’animation en apposant sa griffe sur des adaptations de Doraemon et Lupin III. Signant glorieusement son nouveau film d’une triple-mention « scénario, réalisation, effets spéciaux », Yamazaki Takashi applique à l’univers des kaijūs son sens exemplaire de la construction dramatique, son lyrisme naïf (irrésistible pour un public sincère qui préférera l’abandon émotionnel au ricanement facile) ainsi que sa grande expertise des trucages numériques. Devant sa caméra, le titan préhistorique prend donc un extraordinaire coup de jeune visuel qui, pour une fois, ne tend pas à contrer la concurrence américaine et son approche photo-réaliste par l’emploi d’effets spéciaux « vintage », mais ambitionne au contraire de la battre sur son propre terrain. Le film prend aussi, à l’inverse, une couleur plus classique que jamais – voire surannée – dans sa façon de raconter l’histoire. Il en résulte un cocktail difficile à appréhender, dont on ne saurait jurer qu’il puisse conquérir à coup sûr un très large public de par le monde, tant ses séquences de destruction massive sont ahurissantes mais particulièrement arides au niveau des enjeux ; tant sa créature est bluffante et majestueuse mais fait l’objet d’un traitement très statique, en accord avec sa représentation conventionnelle depuis le premier opus de 1954 (là où, de l’autre côté du Pacifique, les films de Gareth Edwards et Michael Dougherty misent sur la grande fluidité de ses mouvements) ; tant son sujet, enfin, est d’une importance capitale pour le Japon mais fort éloigné, en revanche, de nos modes de pensée occidentaux. Parlons-en.
Le Vent divin de la rédemption
Le sacrifice de l’individu au profit de la collectivité est une notion cruciale au pays des samouraïs. Elle est profondément ancrée dans la culture, on le sait. Encore ne faut-il pas caricaturer cette donnée en imaginant qu’elle s’applique encore de nos jours, tacitement, sans être l’objet d’aucune remise en cause : dans le cinéma de la nouvelle vague, déjà, elle faisait partie des thèmes récurrents. Les deux films japonais en lice pour la palme d’or à Cannes en 1983, réalisés par deux des auteurs les plus prestigieux de cette génération (Merry Christmas, Mr. Lawrence d’Ōshima Nagisa et La Ballade de Narayama d’Imamura Shōhei), traitaient chacun le problème à sa façon. On trouve par ailleurs de nombreux films, livres ou mangas qui se font fort de tordre le cou à ce culte du sacrifice – le point commun de leurs auteurs étant d’avoir, à un niveau ou à un autre, fait l’expérience de la guerre et en être revenus avec la volonté d’en rapporter une vérité plus trouble que la propagande d’état (Gen d’Hiroshima par Nakazawa Keiji ; Opération Mort par Mizuki Shigeru ; La Condition de l’Homme par Kobayashi Masaki ; La Tombe des Lucioles par Nosaka Akiyuki…). Comme partout dans le monde, les modèles sociaux qui ont la vie dure sont violemment malmenés dans l’art contestataire nippon. Ça ne les empêche pas d’être au cœur du fonctionnement de la société sous bien des aspects – y compris en temps de paix.
La plupart des Godzilla, traditionnellement, mettent en scène les institutions et les communautés du pays entier (voire du monde !) aux prises avec cette entité indestructible qui concurrence toutes les plus grandes catastrophes naturelles en termes de pertes humaines et matérielles. Chaque personnage sur lequel on s’attarde constitue un maillon, un rouage, qui devra faire preuve d’excellence dans son domaine afin que la collectivité triomphe de la menace et reconstruise un territoire ravagé. Godzilla lui-même personnifie généralement un traumatisme national lié à la guerre, aux raz de marée, prenant parfois carrément la fonction de demi-dieu lorsque d’autres créatures malfaisantes surgissent des profondeurs et que le lézard immortel se charge alors de « réguler » l’équilibre des forces. Pour la version qui nous intéresse ici, Yamazaki prend d’emblée deux directions étonnantes. D’abord celle du film historique : plutôt que de faire ressurgir une énième fois le fléau dans le monde contemporain, il « reboote » la saga en situant son histoire dans l’immédiate après-guerre. Ensuite celle de l’intime : en effet il y a bien, une fois n’est pas coutume, un personnage central, rongé par le remords de n’être pas tombé pour la gloire de l’Empire et d’avoir préféré survivre par lâcheté. De fait, grande première depuis ses débuts, la créature elle-même n’est plus le symptôme d’une peur collective passée ou à venir, qu’elle cristallise par son pouvoir de sidération, mais l’expression d’une culpabilité individuelle. Elle apparaît quand le personnage commet sa « faute » et revient plusieurs fois ravager ce monde pour lequel il a refusé de donner sa vie. Sur ces bases, et dans la foulée d’une longue exposition presque néoréaliste qui nous fait bien comprendre à quel nouveau spécimen filmique hybride nous avons affaire, le roller coaster proprement dit, tant attendu, commence enfin !
On en aura pour notre argent. Chaque apparition du monstre est canonique. Entre deux déambulations dans la grande ville, qui parviennent miraculeusement à renouveler la mise en forme des destructions massives dont on a pourtant tant soupé dans le cinéma à grand spectacle de ces dernières années, le film privilégie parfois les scènes d’action plus resserrées, s’autorisant par exemple une extraordinaire variation sur le Jaws de Steven Spielberg, le temps d’une course-poursuite au large des côtes. Tout cela pour aboutir à un discours qui, au Japon, est toujours d’une importance capitale. Le dernier geste désespéré du jeune Shikishima Kōichi scellera non seulement son destin, mais aussi celui d’une nation que le cinéaste invite rageusement à revoir sa copie quant à certaines valeurs longtemps sacralisées. Une conclusion en forme de libération qui, après le feu d’artifice final (dont on ne peut que souligner combien il renvoie dans les cordes la grande majorité des productions américaines s’efforçant de jouer dans la même cour), laissera les plus sensibles d’entre nous avec une sensation précieuse de plénitude, et l’envie de remettre le couvert dès que possible.
Seule note d’amertume à la fin du générique : le choix, inexcusable, de n’avoir accordé qu’une sortie française de pure formalité à cet Everest ; à peine deux jours d’exploitation en salles qui en disent long sur ce qu’est devenue l’ambition de ceux qui tiennent les rênes de la distribution. Car enfin, quel film mérite actuellement, plus que celui-ci, de déferler sur tous les grands écrans ?! Espérons (mais sans trop y croire) que le bouche-à-oreille d’ores et déjà excellent et les recettes engrangées leur feront, eux aussi, réviser leur copie pour les semaines à venir…