ANATOMIE D’UNE CHUTE
France – 2023
Genre : Drame, Policier
Réalisateur : Justine Triet
Acteurs : Sandra Hüller, Milo Machado Graner, Samuel Theis, Antoine Reinartz
Musique : Aucune
Durée : 150 minutes
Distributeur : Le Pacte
Date de sortie : 23 août 2023
LE PITCH
Sandra, Samuel et Daniel, leur fils malvoyant de onze ans, vivent depuis un an loin de tout, à la montagne. Un jour, Samuel est retrouvé mort au pied de leur maison. Une enquête pour mort suspecte est ouverte.
Catatonie d’un couple
Au niveau de l’écriture, c’est du véritable travail d’orfèvre. Face à la maîtrise et l’intelligence d’Anatomie d’une chute, il est permis d’y voir la confirmation d’une cinéaste en pleine possession de son art, qui bouscule durablement nos certitudes.
À partir du film de procès, et avec une science prodigieuse du montage, la réalisatrice et son coscénariste de mari Arthur Harari, dissèquent les rapports de force qui régissent et dérèglent un couple jusqu’au point de non-retour pour en révéler les ambiguïtés. Dès sa scène d’introduction, les repères sont volontairement brouillés.
Dans une maison, deux femmes discutent, l’une semble interviewer l’autre quand une balle dévale des marches. Un chien vient récupérer le jouet, et regarder fixement un personnage qu’on nous cache encore, mais qui sera ensuite au centre de toutes les attentions. Un objet qui tombe de la dialectique entre le haut et le bas des escaliers préfigurent la chute d’un corps. Dès son apparition quelques secondes plus tard, Sandra, une romancière allemande reconnue, discute de son métier avec son interlocutrice, jusqu’à l’irruption de la chanson P.I.M.P. (la reprise de 50 Cents par Bacao Rythm & Steel Band) provenant d’un étage supérieur. Cette intrusion sonore chargée de la misogynie du morceau vient recouvrir les voix féminines, et installer la présence contrariée et déjà fantomatique de Samuel, le mari de Sandra et futur défunt. Comme les pièces d’un puzzle à assembler, les moindres détails de cette incursion dans la vie privée de Sandra et Samuel (qui empruntent respectivement leur prénom à leur interprète) seront révisés à l’aune de la mort suspecte de Samuel pendant le procès. Via l’agencement d’interrogatoires, l’enquête propulse le chaos de l’intime (rémanent ou inventé) dans la sphère publique du tribunal qui, en bon catalyseur de fiction, l’examine et le remet en scène.
Magnifique et humainement bouleversant
Se dessinent alors les contours d’une union devenue une prison de rivalité. Au sein de ce couple d’intellectuels, le partage du temps, la création littéraire et l’éducation de Daniel se négocient comme une terre à conquérir. Telle une constante dans le cinéma de Justine Triet depuis La Bataille de Solférino, les enfants sont ballottés entre les névroses des parents. Mais, ici, la perte de l’innocence de Daniel, le fils malvoyant, est intégrée activement à la narration, et son regard contrebalance celui des adultes.
Après Victoria et Sybil, Justine Triet brosse à nouveau le portrait d’un personnage féminin passionnant et complexe, incarné par les impressionnantes nuances du jeu de Sandra Hüller. Comme elle refuse le pathos, sans s’excuser d’avoir détraqué la dynamique de domination du couple traditionnel, Sandra est transformée en coupable idéale, autant jugée sur sa manière de vivre, sa sexualité, sa carrière et sa maternité que sur les causes du décès de Samuel. Dans ce décorum judiciaire qui l’oblige de surcroît à s’exprimer en français, dans la langue de son mari, la parole de la protagoniste trouble parce qu’elle déconstruit les présupposés, à l’instar du discours qu’elle tient sur le handicap de son fils en répondant au diktat de l’émotion par l’émancipation.
Expérience vertigineuse, Anatomie d’une chute puise sa singularité dans une forme d’épure et de brutalité ingénieuse où chaque détail et chaque mot peuvent faire vaciller nos convictions pour les remettre en perspective. Une œuvre brillante et rigoureuse sans être excluante.