LES UNS ET LES AUTRES
France – 1981
Compositeurs : Francis Lai & Michel Legrand
Durée : 73 minutes
Nombre de pistes : 17
Distributeurs : Playtime / FGL Productions / Diggers Factory
Date de sortie : 1er Mars 2023
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Francis, Michel, Maurice et les autres…
La musique, dans le cinéma de Claude Lelouch, relève de l’obsession. L’homme se montre non seulement hanté par la présence de mélodies, de chanteurs, de paroles et de morceaux du répertoire classique dans pratiquement tous ses travaux, mais encore il appartient à cette race de cinéastes dont la mise en scène proprement dite est « musicale ». Ses montages alternés, ses amples mouvements de caméra, les variations d’échelles de plan correspondent moins chez lui à la quête d’une architecture révélatrice de sens, qu’à l’organisation d’un harmonieux vertige. Il est moins question de grammaire que de rythme, de contrepoints, de crescendos… En cela, on pourrait affirmer que Baz Luhrmann ou récemment Damien Chazelle sont des enfants de Lelouch.
Au sein de cette quête perpétuelle du bon tempo, du souffle lyrique inexorable qui accompagnera le métrage de sa première à sa dernière seconde, Les Uns et les Autres occupe une place particulière : celle du sommet inégalé vers lequel auront mené les essais précédents, et à l’aune duquel seront mesurés tous les suivants. Lelouch a déjà expérimenté les collages ambitieux : le vrai premier grand film-fleuve est Toute Une Vie, en 1974, rythmé à la fois par les ritournelles éternelles du fidèle Francis Lai et plusieurs tubes de Gilbert Bécaud qui joue son propre rôle dans le film. Mais l’étonnante association, presque contre-nature, qui va se sceller entre Francis l’autodidacte et la superstar Michel Legrand (également responsable de la supervision de tous les arrangements afin d’assurer une trame cohérente) restera inégalée. Elle se calquera très précisément sur les besoins du script, la famille américaine (traitée par Legrand) composant du jazz puis de la pop tandis que la famille française (prise en charge par Francis Lai) passe du music-hall à la variété. Toutes ces compositions originales se mêleront aux ballets russes et à la musique romantique des deux autres familles (danseurs de mère en fils chez les soviétiques, pianiste concertiste devenu chef d’orchestre pour le protagoniste allemand).
Le clou du spectacle sera l’interprétation du boléro de Ravel qu’on ne présente plus, dirigé, dansé et chanté à l’unisson par les uns et les autres et qui refermera la boucle – une pièce dont la structure cyclique et répétitive est comme une version musicale de ce motif qui inspire tant Lelouch : celui du cercle. Le morceau de Ravel occupe – c’est bien normal – presque toute la face B du second disque sur cette nouvelle édition vinyle présentée par l’irremplaçable Stéphane Lerouge. Il est suivi d’un superbe final : celui du générique de fin épluchant, selon la tradition, les différents thèmes entendus au cours du film. Mais avant d’en arriver à cette quatrième et dernière face qui laisse sur les rotules avec sa conclusion tonitruante, c’est un véritable voyage qu’on aura effectué, passant sans cesse d’une couleur à une autre, traversant et retraversant l’Atlantique et l’histoire de la musique. Le film a récemment fêté ses quarante ans. Lelouch, ses soixante années de cinéma. Au-delà de ces deux anniversaires, la présente réédition fait surtout figure d’hommage en grande pompe aux deux compositeurs de ce score ambitieux, disparus tous les deux il n’y a pas si longtemps, à moins de trois mois d’intervalle.
La rose et la flèche
C’est sur le morceau « Folies Bergère » que s’ouvre le bal. Tout est dans le titre. On y trouve à la fois l’évidence mélodique de Lai et le swing de Legrand ; la douceur presque naïve du premier traversée par les sonorités savantes et flamboyantes du second. Un morceau enlevé, dynamique, qui se conclut toutefois par des notes tourmentées de piano changeant du tout au tout l’humeur de l’écoute… avant d’enchaîner sur la « Serenade for Sarah » composée dans le film par le personnage de James Caan pour son big band : du pur Legrand instrumental, cette fois-ci, qui imite les airs de jazz d’avant-guerre sans jamais perdre de vue le rapport à l’image. D’autres instrumentaux suivront, ceux de Francis Lai dont le travail est très majoritaire sur cette face A qui fait le portrait des années de guerre, avec « Les Violons de la mort » et « Les Allemands à Paris » annonçant, dans des orchestrations tragiques ou agressives, les lignes mélodiques que l’on entendra chantées plus tard – par exemple dans le morceau-titre « Les Uns et les autres » où la voix puissante de Nicole Croisille scande le texte si particulier de Pierre Barouh qui fait s’entrechoquer les mots de Lelouch et ceux de La Ferme des Animaux de George Orwell.
La face B s’ouvre sur la voix de Michel Legrand lui-même, interprétant l’un des textes les plus mélancoliques de Boris Bergman, « Un parfum de fin du monde », avant de céder la place à l’accordéon virevoltant de « Boris et Tatiana », confirmant l’ambition de l’album de se proposer comme un chassé-croisé émotionnel dans lequel une humeur chasse constamment l’autre, ne laissant pas la possibilité à l’auditeur de s’installer dans un seul état d’âme – et ce, parfois, sans changer de ligne mélodique : « Paris des autres » est par exemple une version légère et satinée de la chanson qui ouvrait le disque, la voix fragile de Liliane Davis succédant ici aux vocalises du duo Catherine Russell / Ginette Garcin et à son accompagnement cuivré. La plupart des morceaux chantés apparaîtront d’ailleurs dans des versions orchestrales un peu différentes, comme ce « Ballet apocalypse » qui ferme le premier disque et n’est autre qu’une reprise d’abord langoureuse puis empressée des « Uns et les autres » chanté un peu plus tôt par Croisille, dans lequel on retrouve très bien le goût immodéré de Legrand pour les petites cellules mélodiques qui se juxtaposent jusqu’à déterminer une structure d’ensemble funambulaire – comme un peintre créant petit à petit un paysage abstrait par jets de couleur successifs.
C’est le morceau le plus atypique et brutal qui ouvre le deuxième disque avec des paroles virtuoses de Bergman déclamées par Manuel Gélin (et hurlées en sourdine par Francis Huster) sur un beat de batterie frénétique. Toujours fidèle à son principe de cassures successives, le déroulé des titres enchaîne avec la version chantée de la « Serenade for Sarah » qui bénéficie de la voix en or de Jackie Ward, puis la version orchestrale d’ « Un parfum de fin du monde » – décidément l’un des plus beaux thèmes musicaux composés par Legrand qui prend l’allure d’une parenthèse rêveuse puisque la Sérénade réapparaît juste à sa suite dans sa version la plus rapide. Puis c’est à la voix de Francis Lai, cette fois, qu’il appartient de boucler la face C dans un duo avec Liliane Davis qui constitue le moment nostalgique du disque, « Ballade pour ma mémoire », où le parolier (Boris Bergman toujours…) capture avec brio l’essence du film et, peut-être, de tout le cinéma de Lelouch : une méditation sur le temps qui passe et le travail du souvenir.
Est-il un titre-phare qui planerait encore un peu plus haut que le reste dans ce festival d’énergie et d’inventivité ? Peut-être le bouleversant « Dad and Co. », où le timbre extraordinaire de Jackie Ward sublime le sens de la mélodie et des arrangements de Michel Legrand, dans ce qui commence comme une ballade pop avant de glisser petit à petit vers le jazz band – qui reste la signature de la famille américaine. À l’écran, cette chanson est interprétée par le personnage de Géraldine Chaplin, face caméra, plus fragile que jamais, des larmes dans les yeux… L’un des plus beaux moments, dans sa sobriété, d’un film qui, comme sa bande originale nous le rappelle constamment, tient plutôt du feu d’artifices assorti d’un bouquet final étourdissant.
Titre des pistes
Face A
1. Folies Bergère
2. Serenade for Sarah (instrumental)
3. Les Violons de la mort
4. Les Allemands à Paris
5. Les Uns et les autres, par Nicole Croisille
Face B
1. Un parfum de fin du monde
2. Boris et Tatiana
3. Paris des autres, par Liliane Davis
4. Dad and Co., par Jackie Ward
5. Ballet apocalypse
Face C
1. Body and soul incorporated
2. Serenade for Sarah, par Jackie Ward
3. Un parfum de fin du monde (instrumental)
4. Serenade for Sarah (instrumental II)
5. Dad and Co. (instrumental)
6. Ballade pour ma mémoire, par Francis Lai et Liliane Davis
Face D
1. Boléro de Maurice Ravel
2. Final (pot-pourri)