SOMNA
Somna #1-3 – Etats-Unis – 2023/2024
Genre : Fantastique, Érotique
Dessinateurs : Becky Cloonan, Tula Lotay
Scénaristes : Becky Cloonan, Tula Lotay
Nombre de pages : 192 pages
Éditeur : Delcourt
Date de sortie : 13 novembre 2024
LE PITCH
Un village anglais en pleine période de chasse aux sorcières au 17e siècle. Ingrid y est mariée à Roland, le chef des inquisiteurs. Il est entièrement dévoué à sa cause et délaisse sa femme, frustrée de ne pas voir ses simples besoins assouvis. Chaque nuit, elle retrouve une forme fantomatique qui l’entraine dans une spirale érotique où elle apprend à trouver le plaisir, en dépit de la honte qui l’assaille au réveil.
Les démons de minuit
Becky Cloonan (Killjoys, American Virgin, Batgirls…) et Tula Lotay (Everafter, Rebels, Bodies…) s’allient et dressent à quatre mains le portrait déchirant d’une épouse de bailli dans l’Angleterre du 17e siècle. Entre chasse aux sorcières et songes pénétrants, Somna est un drame historique à l’érotisme sulfureux. C’est le cas de le dire.
Si le récit s’inscrit bel et bien dans un contexte historique solide et parfaitement reconnaissable, autant pour les férus d’histoires que les grands amateurs de films Bis (comme Le Grand inquisiteur avec Vincent Price), Somna se présente dès ses premières pages essentiellement comme le voyage dans les rêves et les désirs de sa protagoniste : Ingrid. L’épouse de l’homme de loi du village, fidèle, amoureuse, docile, jeune mais esseulée quêtant un peu d’attention et de tendresse de la part d’un homme très occupé par sa charge et en particulier l’exécution de femmes condamnées pour sorcellerie. Un homme de convictions dans une campagne obsédé par la foi et la sorcellerie, et qui ne prête certainement pas assez l’oreille aux appels de sa femme. L’ennui, la solitude, la frustration… voilà ce qui nourrit les nuits d’Ingrid qui y explore en toute liberté ses désirs et ses pulsions en compagnie d’une étrange entité noir et masculine, avant de se réveiller en sueur et étreinte par la culpabilité. Entre la tristesse et la violence du monde réel et la beauté et les sensations déroutante du monde onirique, même s’il résistance il y a, le choix n’est pas toujours si dur à faire et peu à peu l’héroïne redécouvre son corps et sa force.
« je t’ai rêvé si fort… »
Un voyage parfaitement accompagné par le choix des deux autrices de se répartir les deux « réalité » de la bande dessinée en laissant Becky Cloonan appuyer sur les contours noirs et épais du quotidien, la grisaille humide de l’environnement autant que les traits tirés des personnages, tandis que le versant fantasmagorique se pare des couleurs bien plus chaleureuses, d’un traitement numérique plus riche et de matières plus douces. Des visions à la sensualité indéniable qui contaminent peu à peu le reste de l’album, le faisant verser dans un fantastique plus ambigu et renouant avec cette idée plus moderne de sorcières non pas crées par le malin mais bien par des sociétés phallocrates et obscurantistes. Avec son écriture subtile, à la voix off subjective très présente mais jamais trop signifiante ou manifeste, les deux autrices livrent effectivement un très beau portrait de femme, reconquérant peu à peu sa liberté et son identité, quitte à s’y sacrifier, mais Somna emprunte aussi quelques éléments de son histoire à la structure plus marquée du polar avec une légère enquête autour de quelques meurtres perpétrés dans le village et ayant pour conséquence une chasse aux sorcières plus aveugle encore, renvoyant la notion de justice et de véracité aux oubliettes. Une trame secondaire peu originale et beaucoup moins bien négociée qui entame autant l’atmosphère intime de l’album que son rythme ou son efficacité. Sans doute aurait-il fallu mieux creuser l’opposition entre les deux amis d’enfance Ingrid, timide et effacée, et Maja, plus insoumise et délurée, pour que la trahison prenne véritablement aux tripes.
Annoncé comme un thriller historique plongeant ses racines dans la folk horror, Somna est surtout particulièrement séduisant et inspirant lorsqu’il laisse à la belle Ingrid le soin de profiter des plaisirs solitaires, la nuit dans ses rêves ou plus tard cachée dans la grange à foin, se réappropriant dès lors son corps et son âme, et oubliant pour un temps le reste. Les plus belles planches sont là.