Toutes les bandes dessinées ne sont pas aptes à sortir sous la forme d’une série d’albums à suivre. Mémoires de gris est ainsi tout logiquement proposé sous la forme d’un seul et unique volume de plus de deux-cents pages, entièrement conçu et composé par Sylvain Ferret qui, malgré l’apparition de deux grands chapitres temporels, propose véritablement un grand récit qui plonge le lecteur dans une atmosphère crépusculaire entêtante, plutôt qu’un feuilleton aux épisodes enlevées. Une vision très personnelle d’un moyen-âge particulièrement sombre, d’une France paysanne crevant sous les taxes levées pour alimenter cette fameuse guerre avec l’orient, survivant difficilement dans ces temps de famine et où la guerre gronde doucement mais surement. Le retour inespéré de croisade du fils du seigneur Val de Brumes n’est pas forcément l’évènement qui aurait dû être et ses retrouvailles avec son ancienne amie d’enfance et amante Marion, se fait immédiatement dans la douleur. C’est que ces deux jeunes gens ont été particulièrement marqués par la vie, meurtris dans leur passé, blessés par leurs pères et une réalité de la violence et de l’inégalité dont ils n’ont pas l’impression de pouvoir se défaire. Deux figures si proches et pourtant irréconciliables, véritables reflets d’une ère de douleurs et de souffrances, à la fois acteurs et témoins d’un petit monde qui s’effondre peu à peu.

La liberté à la pointe de l’épée

Sans une once de manichéisme, construisant des personnages faillibles (Pierre et Marion, mais aussi ceux qui les entourent et les croisent), touchants et cruels sans jamais les enfermer dans une posture identifiable, Sylvain Ferret décrit véritablement des jouets du destin, simples et tristes échos d’erreurs déjà commises. Les nombreux retours en arrières, toujours bien placés, ne servent alors jamais de respirations mais bien d’illustrations de vies blessées, soulignant une fatalité presque inéluctable.  On pourrait alors taxer l’auteur d’une certaine cruauté, voir de pointes de sadisme, lorsqu’il détourne avec réalisme la figure trop idéalisée des bandits de grands chemins locaux, sortes de robin des bois guidés par des héros involontaires dont l’égoïsme est plus évident que l’héroïsme, où lorsqu’il transforme un arrière-plan emprunts de quelques sorcelleries, en nouvelle source de sacrifices. La joyeuse et épique Heroic Fantasy est bien lointaine dans Mémoires de gris, aventure médiévale faites de boue, de cendre et de gel, où toutes les bonnes intentions pavent systématiquement le chemin vers l’enfer et une issue toujours plus dramatique. Sombre définitivement, mais pourtant emprunt d’une certaine beauté tragique, d’une poésie obscure et complexe où se croisent de très intéressantes réflexions sur les inflexions du destin, sur les sociétés humaines et le peu de place laissé aux femmes dans la maitrise de celles-ci.

Avec ses contours presque toujours douçâtres, des teintes légèrement effacées, grisâtres et terreuses, l’omniprésence de la brume et des ténèbres, l’artiste déploie un univers plus suggéré, plus atmosphérique, que réaliste, lui permettant de rester constamment sur la ligne tenue entre des restes de BD d’aventure, de fable fantastique et de drame historique et réaliste.