Le légendaire voyage de Arn en terre insondable est un album atypique qui ne se construit pas forcément comme une BD classique avec ses instances dramatiques, sa montée en puissance ou son évolution temporelle logique. La facture générale de son histoire pioche beaucoup plus ses racines dans des origines littéraires, des textes plus anciens, entre les gestes médiévales, les fables morales et même les manuscrits religieux réinventant constamment un personnage toujours dicté par la même mission mais constamment réécrit par les témoins, les époques et les croyances de chacun. L’album commence alors par la fin, alors que la cité est en flamme, en proie à une dévastatrice guerre civile et un chaos indescriptible, et quelques anciens proches de Arn encore vivant vont remonter le fil et se raconter leurs plus grands souvenirs de ce personnage devenu avec le temps pirate, capitaine de navire, séducteurs de dieux et de créatures mythologiques puis surtout créateur d’une ville au-delà des mers, esprit visionnaire qui finira roi et légende. Pourtant Arn ne sera entre les lignes jamais plus qu’un homme, enthousiaste, bienfaiteur, s’efforçant de créer un pont entre les races (ici elfes et nains sont en minorité), mais dont l’obsession pour son propre rêve va se révéler tout aussi destructrice.

Trésors intérieurs

A la manière d’un Alexandre le Grand, les suiveurs ne seront pas à la hauteur et surtout les lourdeurs de la réalité ne vont cesser sur la fin de son existence à l’écraser sous leurs poids quitte à le faire perdre sa mesure. Auteur de romans bien installé en Espagne, Hazael Gonzalez offre ici un voyage étonnant, fantasque, délicieusement exotique, modernisation des grandes fresques perdues d’autrefois, et où pointe constamment des réflexions profondes sur la nature humaine, la force des rêveurs, le déclin des empires, la puissance de l’imagination et la portée fondamentale des grandes histoires. Il aurait alors pu choisir un artiste travaillant dans le beau, la profusion de couleurs et la poétique lumineuse, il a pourtant opté pour Raulo Caceres. Un artiste au trait résolument lourd, aux contours sombres, creusant un noir et blanc épais, profond, nerveux que l’on a connu en France essentiellement sur des œuvres aussi barbares que Crossed ou Extinction Parade ou sur des titres aussi culs et gores que Les Saintes eaux ou Elisabeth Bathory. Pourtant son esthétique presque païenne, ses planches incroyablement fouillées, profusions de traits et de détails, se prêtent à merveille aux cadres gothiques, aux inspirations d’anciennes cartes maritimes ou de tapisseries anciennes, où se croisent autant les horreurs de la guerre et les bouges de pirates les plus insalubres que les visions merveilleuses de déesses nues et sculpturales sorties des eaux ou de citées elfiques oniriques.

Entre Homère et Terry Gilliam (on pense ici beaucoup au magnifique Les Aventures du Baron de Münchausen), Le Légendaire voyage de Arn en terre insondable est une très belle surprise, proposition singulière mais enivrante qui entraine le lecteur vers des terres archaïques, inquiétantes et magiques.