LE BIBENDUM CÉLESTE
Tome 1 à 3 – France – 1994 / 2002
Genre : Fantastique
Dessinateur : Stéphane de Crecy
Scénariste : Stéphane de Crecy
Nombre de pages : 200 pages
Éditeur : Les Humanoïdes Associés
Date de sortie : 2 octobre 2024
LE PITCH
Cette histoire, contée pas le professeur Lombax, enfin plutôt par sa tête, est celle du phoque unijambiste Diego. À peine débarqué du navire où il est né d’un amas de pneus fondus, Diego est choisi au hasard par un des membres de l’équipe pédagogique municipale pour être candidat au Prix Nobel de l’Amour. Au cours de son apprentissage de candidat, il fait la connaissance de celui qui va être son seul compagnon, un chien aussi sympathique qu’obèse, qui va lui éviter bien des pièges. Mais il ne pourra pas éviter l’intervention du diable, qui a la ferme intention de gâcher le déroulement du Prix Nobel de l’Amour…
Art is (tragi) comedy
Au milieu des festivités pour fêter ses 50 ans, les Humanos ont forcément programmé toute une série de réédition de leurs séries ou albums les marquants et les plus remarqués. Un peu plus de dix ans après la première intégrale, le triptyque délirant de Nicolas de Crécy, Le Bibendum Céleste revient avec une nouvelle couverture, une belle jaquette et un papier épais comme pour un livre d’art.
Stéphane de Crecy n’est certainement pas un auteur de BD comme les autres. Venu du monde de l’animation où on a pu croiser ses designs et recherches visuelles sur le film de La Bande à Picsou, La Vieille dame et les pigeons, Steamboy ou plus récemment sur Les Boxtrolls, il entamait en 1993, après Foligatto avec Alexios Tjoyas au scénario, sa première bande-dessiné en tant qu’auteur complet, le présent Bibendum Céleste. Une œuvre profondément libre, personnelle, où l’artiste laisse totalement exploser sa furieuse capacité à créer un monde en forme de collage impossible, de superpositions d’idées plus décalées les uns que les autres, de personnages sérieusement allumés. Et l’approche graphique elle-même ne semble jamais vraiment savoir sur quel pied danser : des contours presque fauves, des planches bardées d’un rouge enflammé, d’autres plus éteintes, des personnages tour à tour fouillés ou réduits à quelques formes, des animaux, des humains, des têtes qui se trimballent toutes seuls, des allers-retours entre un joli bois bucolique et un enfer de pacotille où les soirées s’achèvent sur le balcon du Macumba… Si l’influence de l’expressionnisme allemand est aussi évidente que la frénésie apocalyptique d’un Bosch, entres deux visions cauchemardesques munchiennes, De Crécy pratique aussi le décalage cartoon, l’absurde en croquis et la peinture abstraite. Sans compter bien évidemment sur sa capacité sidérante à donner corps à une cité hors du temps, New-York-Sur-Loire, mégalopole franchouille dont les murs ont été façonnés par les déjections canines.
La cité de demain et avant-hier
Des illustrations tour à tour hilarantes, inquiétantes, totalement folles, aussi fascinantes qu’excitantes mais dont l’incohérence volontaire, la constante mutation, ne peut que heurter certaines sensibilités plus classiques. Et tous ça au service de quoi nous direz-vous ? Et bien d’une histoire du même acajou, conte philosophique baroque ou un jeune phoque tout juste débarqué de son paquebot est embarqué par une équipe municipale hystérique pour faire de lui la nouvelle coqueluche du public et le gagnant d’un Nobel de l’amour, remis seulement une fois par siècle. On y cause image, opinion public, marketing, real politik, opium des masses, relooking, contrôle de la plèbe, érotisme de la masse blanche tandis qu’en coulisse se joue l’inénarrable bataille pour savoir qui gardera le pouvoir sur la narration de l’album en train de se dérouler devant nos yeux. Dans le premier tome c’est le brave Professeur Lombax, ou du moins sa tête, seul élément restant depuis un terrible accident de piano à pédale Turbo Diesel, qui tient solidement le crachoir, mais c’est finalement le diable qui va par la suite en prendre les rênes. Pas d’affrontement manichéen du bien contre le mal ici, puisque le bien n’est pas franchement d’une honnêteté confondante, et que notre brave Belzebuth, pas franchement aidé par ses camarades démons relativement débiles, va finir par tomber tristement au milieu d’une révolution canidée. Il faut parfois s’accrocher au bastingage pour suivre l’auteur dans tous ses délires, ses bifurcations, ses changements de vitesse et de voie, et même lui semble parfois se perdre un peu dans l’effervescence générale.
Bordélique certes mais définitivement créatif, cintré, pertinent, inénarrable et surtout foisonnant. Mais effectivement, faut accepter le lâcher-prise.