LÀ OÙ GISAIT LE CORPS
Where The Body Was – Etats-Unis – 2023
Genre : Policier
Dessinateur : Sean Phillips
Scénariste : Ed Brubaker
Nombre de pages : 144 pages
Éditeur : Delcourt
Date de sortie : 22 mai 2024
LE PITCH
Une pension pleine de drogués ; une femme au foyer négligée ; une jeune fille qui se prend pour une super-héroïne ; un flic qui veut qu’on le laisse tranquille et un détective privé à la recherche d’une fugueuse. Ces récits et ces tranches de vie s’entremêlent au cours d’un été fatidique.
Les uns et les autres
Le couple artistique Ed Brubaker / Sean Phillips se complait à nouveau (et on les comprend) dans le format Graphic Novel, one shot à forte pagination édité en un seul volume aux USA. Une forme bien plus apte en effet à accueillir les atmosphères de romans noirs et les petites expérimentations narratives de leurs créations, comme ce dernier Là où gisait le corps, plus romantique qu’attendu.
A force de plonger dans les vapeurs noirs de la psyché humaine et dans les arrière-cours peuplées de truands, sadiques et criminels de tout poils, on peut comprendre que des auteurs puissent avoir envie d’un peu de lumière. Celui du soleil qui caressait Pelican Road un été de 1984 en l’occurrence, grande rue d’une petite ville d’une douce banlieue américaine. Tout est calme, les voisins se regardent de loin, pestent contre les nouveaux habitants de l’ancienne pension Robbins, devenue un refuge pour quelques ados paumés, et assistent justement à une baston entre deux d’entre eux. Un homme s’interpose, montre sa plaque de police, et impose son autorité en quelques minutes. Retour au calme, mais le quartier ne sera plus jamais vraiment le même. Sous des dehors de récit policier à tiroir avec quelques arguments à la Agatha Cristie et une construction éclatée qui peut parfois rappeler le Mais qui a tué Harry ? d’Alfred Hitchcock, Là où gisait le corps se révèle rapidement un whodunnit trompeur. Le mort annoncé n’apparait que dans la dernière partie de l’album et la révélation de son auteur est balancée en quelques cases, non sans ironie. Le plus important ici est ce que cette mort révèle et provoque chez les neufs points de vue qui se partagent le récit. Les éléments de mettent longuement en place, Brubaker alternant justement les chapitres en donnant la parole à chacun des acteurs des évènements annoncées : Tommy et Karina les deux teenagers à l’abandon qui multiplient les cambriolage dans le voisinage pour se payer un peu de drogue, Palmer qui se fait passer pour un flic, le couple usé Toni et le psy Ted Melville, Mrs Wilson jamais à court de ragot, Ranko le SDF vétéran, Lila la brave gamine jouant les super-héros en roller et Jack Foster le privé qui débarque au milieu de tout ça.
La vie que quartier
Ils sont tour à tour narrateurs en voix of, tour à tour interviewés contemporains, souvent acteurs dans le récit des autres et changent forcément un peu d’un segment à l’autre, se contredisent et confrontent leur réalité. Un exercice passionnant et admirablement construit par Brubaker et Sean Phillips toujours aussi rigoureux et évocateurs dans ses planches, qui au-delà de l’effet de style favorisent plus que jamais l’humanité des protagonistes qu’ils ne jugent jamais mais n’hésitent pas non plus à montrer dans toutes leurs contradictions. C’est là, plus que dans les codes proprement dits, que Là où gisait le corps rejoint véritablement le polar. Pourtant si crimes il y a (et pas forcément ceux que l’on attend) ce récit chorale empreint d’une douce nostalgie (les couleurs solaires de Jacob Phillips sont encore une fois particulièrement réussies) est surtout une histoire d’amour multiple. Le premier amour d’une petite fille qui finira par y trouver une maturité nouvelle, une grande histoire compliquée par les errances de la jeunesse pour Tommy et Karina, un amour perdu pour le couple marié et la folle passion adultérine pour Toni et Palmer (avec quelques planches d’ailleurs particulièrement torrides) … que des parenthèses qui marquent, qui nourrissent, qui construisent, de regrets parfois, mais surtout de grands et beaux souvenirs. La vie qui passe n’est finalement faite que de cela.
Peut-être moins frappant que d’autres titres de leur longue bibliographie commune, mais indéniablement juste et touchant.