Anciens grands talents du cinéma d’animation ayant fait leurs œuvres sur Astérix et la surprise de césar puis chez Disney avec La Bande à Picsou et Fantasia 2000, les frères Brizzi s’installent depuis les années 2010 confortablement dans le fauteuil de petits maitres de la bande dessinée. Leurs expériences dans le monde du cinéma (ils ont storyboardé le Pirate de Polanski, tout de même), leur assurant une véritable maitrise du cadre, de l’image et du rythme. Un savoir-faire qu’ils associent essentiellement étrangement à des classiques de la littérature avec deux œuvres de Boris Vian pour Futuropolis (L’Automne à Pékin et L’Écume des jours) tout d’abords, puis pour le lancement d’une nouvelle collection grand format et grand luxe chez Daniel Maghen. Après donc le renversant L’Enfer de Dante publié en tout début d’année, ils s’attaquent ici ni plus ni moins qu’au monument absolu de la littérature espagnole. Un classique indétrônable qui sert de référence à pléthore d’auteurs et d’artistes, maintes et maintes fois adaptés sous toutes les formes (même si les versions ciné ont toujours été compliquées), mais dont certaines visions grandioses et le souffle de la fresque convient si bien aux styles des deux frangins.

“Du dire au faire la distance est grande.”

Avec peut-être un trait légèrement plus épuré, des ombres moins présentes et une contemplation légère, ils impressionnent toujours autant par leurs dessins bourrés de vie et de truculence, leurs personnages à deux doigts de s’animer sous nos yeux et ce travail éblouissant sur les lumières, les ombres, et les matières qui renvoient inévitablement aux grandes toiles de maitres mais aussi aux gravures de Gustave Doré (qui d’ailleurs avait lui-même illustré une édition de Don quichote). Un noir et blanc d’une rare finesse mais qui sait laisser place lors de grandes pages pleines ou de doubles panoramas à quelques évocations en couleurs donnant à voir la perception du monde par le biais de l’imaginaire de ce fameux Don Quichotte. Un héros autoproclamé, un pauvre hère qui à force de lectures et par besoin d’évasion, s’est pris lui-même pour l’un des chevaliers légendaires dont il a dévoré toutes les aventures, et qui traverse le royaume d’Espagne pensant protéger les faibles, combattre les mécréants et séduire les belles. Un hurluberlu transformant les auberges misérables en château noble, les petites servantes en dulcinée, les moulins en géants et la moindre de ses tristes petites péripéties, toujours à la lisière de la catastrophe, en poème glorieux et christique. Une farce tragicomique dans laquelle le bonhomme semble réussir à embarquer tout le monde dans sa folie, et en particulier le brave Sancho Panza, célébrant naturellement la force de la création artistique (ici déjà on brule des livres), la puissance de l’imaginaire et son pouvoir d’évasion face à un monde tout aussi absurde.

Un mélange de critique historique de la société espagnole d’alors (dont de nombreux traits sont toujours d’actualité), d’aventures rocambolesques et de poésie humaniste, admirablement capturé par Paul et Gaëtan Brizzi qui tout en sublimant le texte par leurs planches foisonnantes lui offrent, comme pour L’Enfer de Dante, une nouvelle accessibilité idéale pour la découverte et la redécouverte. Encore un grand album.