Monument du cinéma s'il en est. Œuvre mythique et naissance à la fois d'un génie du 7ème art et d'un monde hollywoodien s'ouvrant à une révolution formelle, Citizen Kane sera à tout jamais l'un des incontournables de l'histoire du cinéma. Une telle richesse et une telle flamboyance qui le préserve, lui, du vieillissement, imposant encore et toujours sa fière modernité.
Sur tous les points, Citizen Kane est dès son amorce un projet hors norme. Un contrat en or offert à un jeune prodigue du théâtre après son canular radiophonique historique faisant croire que La Guerre des mondes se déroulait dans les rues américaines, qui pour sa toute première réalisation cinématographique profitait d'une liberté inédite à Hollywood et même d'un Final Cut ! Révolutionnaire certainement, le jeune Orson Welles s'octroie même le crédit de la coécriture du scénario avec Herman Mankiewicz et le rôle principal. Celui de Charles Foster Kane magna de la presse et milliardaire collectionneur d'art, se frottant au monde la politique, inspiré à la fois de William Randolph Hearst et d'Howard Hugues, servant de symbole d'un monde financier à une distance faramineuse de la réalité du peuple, d'une politique économique à l'expansion horizontale et verticale, d'un pays trop assuré de sa propre grandeur. Un projet que l'on pourrait imaginé boursoufflé d'orgueil et asséché par la construction extrêmement réfléchie et minutieuse d'Orson Welles, mais qui pourtant dépasse justement la grandiloquence du personnage, la fresque biographique entre grandeur et décadence du monstre médiatique, en renversant tous les codes du cinéma classique alors en cours depuis quelques petites décennies en ouvrant le métrage par de fausses actualité au réalisme troublant, puis en fragmentant par ellipses et flash-back le récit de la vie romanesque de son sujet.
A la recherche d'un secret qui aurait échappé aux témoins, un journaliste part ainsi sur les traces d'un fameux « rosebud », dernier mot échappé des lèvres de Kane. Un mystère, un MacGuffin comme dirait Hitchcock, qui donne à redécouvrir les épisodes important d'une vie passée à dépenser, à acheter (les entreprises, les proches...), les amitiés et ses séparations, venant progressivement révéler un mal être profond, une solitude de plus en plus envahissante alors que les années marquent le visage du charismatique rentier. L'interprétation flamboyante puis intérieure de Welles, l'utilisation admirable d'un maquillage à la crédibilité impressionnante pour l'époque, creuse encore le mystère de Kane, personnage et film, dont la réalité semble s'envoler en fumée à chaque fois qu'on pense enfin l'approcher. Le portrait est passionnant et reflète une vision mélancolique de l'âme humaine (sans compter sur les références inévitablement shakespearienne) alors que la réalisation est une constante démonstration de maîtrise, enchaînant les trouvailles photographiques, les plans impossibles, les collages invisibles, les constructions la profondeur virtuose et les cadrages majestueux. Chaque image de Citizen Kane est à tomber à la renverse, chaque mouvement projette le cinéma dans le futur et on ne compte plus aujourd'hui les perspectives, les jeux d'ombres ou les travellings insensés copiés dans moult œuvres ultérieures jusqu'à notre époque contemporaine.
Œuvre définitivement audacieuse, fertile, démontrant ce que le cinéma pouvait engendrer de plus éclatant lorsqu'il lâchait la bride à ses créatifs, Citizen Kane sera pourtant un échec commercial... Boudé par les jeunes spectateurs (un comble) et fera tomber Orson Welles de son piédestal. Sa carrière ne sera plus alors fait que d'œuvres bafouées (La Splendeur des Amberson), de créations tronquées (La Soif du mal) et de compromis artistiques et financiers... Cela n'enlève rien à la qualité du reste de sa filmographie, mais cela finit de faire de Citizen Kane une superbe anomalie.



