Hanté pendant toute sa gestation par une polémique injuste autour de la représentation de la communauté homosexuelle et assassiné toute bonnement par une critique frigide, Cruising est un film incompris,maudit même puisqu'il disparut quasiment des écrans pendant 20 ans. Cela reste pourtant l'un des meilleurs films de Friedkin et l'un des meilleurs rôles de Pacino, qu'il le veuille ou pas.
Pacino a un rapport plus que tendu avec Cruising, projet dont il réclama pourtant le rôle principal mais dont il a toujours aujourd'hui beaucoup de mal à assumer l'image. Celui d'un film conspué par plusieurs groupes d'activistes homosexuels qui multipliaient les manifestations autour du tournage et s'efforçaient d'en saboter l'avancée. Celui aussi d'une œuvre particulièrement ambiguë qui entraine son policier infiltré dans un monde en marge dont il ne peut ressortir indemne. Malgré les nombreuses critiques de l'époque, Cruising ne porte cependant aucun jugement ni sur la population gay en général, ni sur le microcosme qu'il illustre, celui des adeptes des soirées cuirs et SM, mais l'aborde le plus frontalement possible. Comme à son habitude Friedkin s'est largement documenté, autant sur l'affaire criminelle que le milieu dans laquelle elle a eu lieu, et a même poussé sa logique jusqu'à tourner dans les ruelles ardemment fréquentée la nuit et dans de véritables boites spécialisées aux côtés d'authentiques habitués. Les vaillants moustachus se trimbalant les fesses à l'airs ou gainés dans un cuir brillant, se frottant les uns aux autres et se matant avec des airs lubriques, sont de véritable pratiquants, et Al Pacino ère au milieu d'eux, le regard toujours un peu perdu, un air peu assuré... pour ne pas dire troublé.
Surtout que Friedkin fait savamment monter la pression se montrant de plus en plus explicite dans ses plans (jusqu'au fameux fist-fucking partiellement hors champs mais manifestement pas simulé), en même temps que l'atmosphère du film se fait de plus en plus étouffante, suffocante, perturbante. Usant avec génie de sa mise en scène, de son montage (les fameux plans subliminaux, les collages perturbants...) et d'une bande sonore elles aussi parasitée par des pulsions sous-jacentes, des sous-entendus esquissés, il rend l'enquête de Steve Burns plus intime qu'elle ne devrait l'être, presque une quête identitaire. La petite poignée de séquences le montrant à intervalles régulières avec sa petite amie (Karen Allen future héroïne des Aventuriers de l'arche perdu) et soulignant leur progressif éloignement viennent accentuer encore et toujours cette confusion. Celle d'un homme sans doute perdu dans sa propre sexualité, ou en tout cas suffisamment marqué pour perdre son assurance, que Friedkin va pousser dans ses derniers retranchements, et insidieusement, rapprocher de plus en plus de la figure du tueur. Malgré l'imagerie brutale et la réalisation tranchante du film, le cinéaste déploie une subtilité insolente dans son détournement d'un pitch de polar sur font de psycho-killer, et transforme son film en virée dans les tréfonds d'un monde obscur où le mal, toujours insaisissable, peut venir de n'importe qui. Un jeune homme traumatisé par le rejet de son père (le coupable idéal), d'un partenaire de soirée un peu trop violent, un voisins jaloux, de flics homophobes obligés les travaux à soulager leur tension... Ou du héros du film figé dans un ultime plan face caméra qui questionne autant sa propre place dans ce tableau scabreux que renvoit le spectateur à ses propres certitudes. Ces dernières que Friedkin aime tellement mettre à mal.


