Austère et pessimiste. Tels sont les qualificatifs qui nous viennent immédiatement à l'esprit pour décrire le cinéma de Krzysztof Kieslowski. Et il est vrai que certaines œuvres du polonais, noyées dans la grisaille, la solitude et la décrépitude morale, renforcent effectivement ce sentiment. À contrario, La Double Vie de Véronique et la trilogie Trois Couleurs, œuvre testamentaire s'il en est, transportent le spectateur vers des sommets de poésie, de métaphysique et d'humanisme et révèlent aux derniers réfractaires un artiste au formalisme exigeant et précis, un auteur qui nous tend la main au lieu de se renfermer sur lui-même.
Comme Roman Polanski et Andrzej Wajda (et bien d'autres grands noms du cinéma polonais), Krzysztof Kieslowski est issu de la prestigieuse école nationale de cinéma de Lodz qu'il intègre après avoir pris goût à la mise en scène dans le monde du théâtre. Fondée en 1948 en pleine reconstruction du pays, l'école de Lodz se doit dans un premier temps de former cinéastes et techniciens à la propagande du modèle communiste. De ses bancs émergeront pourtant les forces vives de la contestation politique et artistique des années 50 et 60. Et c'est dans ce contexte, propice à la créativité et à la reflexion, que Kieslowski va forger son art, du documentaire vers la fiction, n'adhérant ni aux vélléités revendicatrices des uns, ni à la virtuosité populaire des autres, traçant ainsi une voie solitaire et singulière.
Ses courts-métrages d'étudiant, Le Tramway, Le Bureau ou encore Concerts de vœux, témoignent déjà du regard d'un cinéaste obsessionnel. C'est en observant ses concitoyens sans relâche, en traquant le moindre détail via une caméra inquisitrice, en amplifiant le réalisme par le truchement du montage et du son que Kieslowski apprend son métier. Voir avant de raconter. L'oeil, plus fort que la plume, ou le tract. La politique et l'opposition au système communiste s'immiscent discrètement, entre les lignes, comme un effet secondaire, presque accidentel. Kieslowski n'est pas aveugle ou neutre, mais il n'est certainement pas un moraliste. Et encore moins un orateur. L'échec des vies que le réalisateur imprime sur sa pellicule renvoie à l'échec de la société polonaise. En passant à la fiction avec le moyen métrage Passage souterrain, Kieslowski ne change pas de méthode. Il observe encore et toujours. Il s'interroge sur le hasard et les caprices du destin dans le très conceptuel et bien nommé Le hasard, en 1981. Il s'interroge sur son propre regard et ses méthodes dans le férocement méta L'Amateur, en 1979. Il s'interroge enfin sur les dilemmes moraux que l'existence s'amuse à faire peser sur nos épaules imparfaites dans son monumental Décalogue, son ticket vers la reconnaissance internationale via une projection mémorable au Festival de Cannes, en 1988.
Lorsque le producteur Leonardo De La Fuente (émissaire en France de la Cannon de Mémé et Yoyo) offre à Krzysztof Kieslowski de financer son prochain long-métrage sous la forme d'une coproduction entre la Pologne et la France, le réalisateur a bientôt 50 ans et une longue carrière derrière lui. Resté fidèle à sa Pologne natale en dépit des opportunités d'exil et de carrière à l'étranger, Kieslowski voit néanmoins dans l'effritement rapide des dictatures communistes de l'est une promesse et un défi. Il est temps que ses caméras se tournent vers l'ouest. Il est temps de se renouveler. Mais dans la continuité.
Kieslowski fait appel à ses fidèles : son co-scénariste et ami Krysztof Piesiewicz, son compositeur Zbigniew Preisner ainsi que Slawomir Idziak, le chef opérateur de Tu ne tueras point, cinquième segment du Décalogue. Etape cruciale dans la création de ses films, le montage est cette fois-ci confié à un français, Jacques Witta. Drame teinté de fantastique, La Double Vie de Véronique prend forme entre Cracovie et Clermont-Ferrand, suit un temps Weronika, chanteuse d'opéra au cœur fragile, avant de bifurquer à la fin du premier acte vers Véronique et son histoire d'amour avec un écrivain, marionettiste à ses heures perdues. Sans chercher à les expliquer, Kieslowski et Piesiewicz explorent les liens qui nous unissent au delà de la mort, des rêves et des frontières. On pense bien sûr à Sans fin, première collaboration entre les deux hommes, où une femme continuait à « voir » son mari décédé, mais la forme est cette fois-ci plus libre, moins cartésienne et sensiblement optimiste. La lumière verte et dorée d'Idziak et sa caméra en lévitation plongent La Double Vie de Véronique dans un bain d'onirisme. On y voit des choses étranges : un avocat nain et difforme venu recueillir un testament, un vieil exhibitionniste qui dévoile son service trois pièces à l'héroïne dans un plan subjectif et décadré en plein malaise, la caméra qui tente de saisir au vol l'âme de Weronika au moment de sa mort dans un mouvement d'appareil baroque digne d'un Dario Argento et, enfin, les deux héroïnes qui se croisent sans le savoir au milieu d'une manifestation. Très justement récompensée à Cannes pour sa double prestation, Irène Jacob illumine le film de sa candeur et parvient à incarner les deux faces juvéniles d'une même Europe, l'une mourante, l'autre dans l'incertitude. Kieslowski réussi son pari de révolutionner son esthétique sans se renier et de livrer une œuvre ouverte, truffée de points d'interrogation et même ludique lorsqu'il filme le jeu de piste qui mène Véronique à Alexandre. Un certain Jean-Pierre Jeunet saura s'en inspirer pour les aventures de son Amélie Poulain sans forcément citer ses sources. Comment lui en vouloir ? La Double Vie de Véronique est de ces œuvres qui vous hantent, longtemps après le générique de fin.
L'idée de Bleu, Blanc, Rouge naît au cours d'une rencontre entre Krzysztof Kieslowski et Marin Karmitz, le fondateur de la société MK2. Le second admire le premier et le déclic est instantané. Karmitz déroule le tapis rouge au cinéaste et accepte de produire une trilogie. Trois films tournés l'un après l'autre, entre la France, la Pologne et la Suisse. Mais il faudra attendre. Homme de parole, Kieslowski doit d'abord mettre en boîte La Double Vie de Véronique pour Leonardo De La Fuente, un deal signé quelques jours plus tôt.
Une question se pose : Bleu, Blanc et Rouge auraient t-ils été les mêmes si le réalisateur polonais les avaient tourné avant La Double Vie de Véronique ? Probablement pas. Car ces trois contes où se téléscopent Juliette Binoche, Julie Delpy et Irène Jacob ressemblent à une prolongation du film de 1991. Une même image relie les quatre longs-métrages, celle d'une dame âgée, courbée, peinant à transporter ses courses ou à jeter ses bouteilles vides dans un bac à verre. Sans négliger de raconter une histoire se suffisant à elle-même, Kieslowski a bien évidemment usé des moyens mis à sa disposition sur le tournage de La Double Vie de Véronique pour expérimenter et pour alimenter la mise en chantier de la trilogie à venir. Une trilogie pour laquelle Kieslowski et Krzysztof Piesiewicz choisissent d'associer les trois couleurs du drapeau français à la devise de la République.
Le bleu et la liberté, où le deuil impossible de Julie. Où les souvenirs et les liens du passé sont autant de chaînes qui vous empêchent d'aller de l'avant, de vous reconstruire, d'apprendre à se connaître. 98 minutes durant, Kieslowski tente de percer le mystère du monde intérieur de Julie (Juliette Binoche, dans son plus grand rôle, tout simplement), unique rescapée de l'accident de voiture qui lui a enlevé son mari et sa petite fille. Bouleversante sans jamais sombrer dans le mélodrame, Bleu est une quête intime d'une beauté estomaquante où d'énigmatiques fondus au noir ponctuent une symphonie inachevée et des amours en (re)constructions.
Le blanc et l'égalité, où l'ultime retour sur les terres de Solidarnosc et les cendres du communisme. Derrière une façade de comédie noire et acide, Blanc permet surtout à Kieslowski de tirer un trait sur le passé, actant par la drôle de vengeance de Karol Karol (le chaplinesque Zbigniew Zamachowski) l'entrée de sa chère nation dans le giron impitoyable du capitalisme occidental. L'égalité est un leurre et son impossibilité nous pousse vers un individualisme risqué. Les victoires sont souvent des défaites. Karol Karol a beau avoir réussi à faire jeter son épouse (Julie Delpy, femme fatale aux orgasmes hilarants) en prison, il reste en bas et elle en haut. Il est dehors dans le froid et elle est au chaud, à l'intérieur. Et surtout, surtout, il l'aime toujours.
Le rouge et la fraternité, où la jeunesse et la vieillesse, la beauté et la mysanthropie, la générosité et l'égoïsme apprennent à se dompter pour faire société. Après l'opéra, la symphonie et le tango, l'inestimable Zbigniew Preisner fait danser la caméra de Kieslowski au rythme d'un bolejo empli de tendresse et de mélancolie. En parallèle des tourments amoureux d'un étudiant en droit, Irène Jacob et Jean-Louis Trintignant jouent la partition attendue de la princesse et du vieil ermite. Magnétique, Trintignant vampirise le film, quasi figure divine cachant ses fêlures derrière une misanthropie de façade. À deux doigts de faire du Capra (un chien blessé, un chien abandonné, des chiots tout mignons et tout finit bien), le réalisateur du Décalogue séduit par un humanisme feutré et conclut son jeu de hasard par une métaphore touchante mais néanmoins facile où les protagonistes des trois films se retrouvent tous dans « le même bateau ». L'intellectuel au regard bleu acier et au sourire narquois, grand fumeur de clopes devant l'éternel, quitte la scène sur une pirouette fragile. Habile, inattendu et précieux.








