Selon l'expression commune, un mouton à cinq pattes est une personne rare ou très difficile à trouver. Le cas peut s'appliquer également au cinéma. Non pas que les comédies comme celle-ci soient rares à l'époque, bien au contraire, mais dans le contexte actuel, il est de bon ton de les rechercher pour se changer les idées et éviter les Xanax.
On ne reviendra pas sur la carrière d'Henri Verneuil ni sur celle de Fernandel tant celles-ci font partie intégrante de notre background cinématographique et culturel. Mais que serait la carrière du réalisateur sans l'intervention de son interprète principal ? Le destin de l'un est intimement lié à celui de l'autre. Jeune réalisateur plein d'espoir venu tourner un documentaire sur la ville de Marseille, Verneuil est vite pris sous l'aile paternaliste de Fernandel qui le prend rapidement en sympathie. Jouant les narrateurs pour son projet marseillais, l'acteur n'allait pas attendre longtemps pour lui donner sa chance sur le grand écran. Cette collaboration fructueuse passera par sept films en commun de La Table aux crevés à La Vache et le prisonnier en passant par ce Mouton à cinq pattes, petit délice acidulé de la comédie made in France.
Il faut dire que le film est un rôle en or pour Fernandel. Il s'offre par ce film l'exploit d'interpréter 6 rôles différents à l'écran ; celui d'un père et de ses cinq enfants, seul espoir de redorer le blason de la ville en faisant de la fratrie une attraction touristique. Le plaisir de l'acteur à interpréter ces différents personnages est palpable. Autant de rôles montrant ses multiples facettes de comédien. Plaisir décuplé par les nombreux scénaristes donnant vie aux quintuplés (parmi eux : Barjavel, Troyat, Verneuil...), chacun y insufflant une identité propre transcendant un film qui aurait pu s'apparenter aux films à sketchs en un long métrage parfaitement homogène. Le premier segment attire nettement l'attention de son metteur en scène par un face à face jubilatoire entre le vautour Louis de Funès rendant le pauvre Fernandel hypocondriaque par ses simples paroles. Une fois ce segment représentatif fait, Le Mouton à cinq pattes prend ses aises et permet par la même occasion à Henri Verneuil de s'essayer à des exercices de styles qu'il maîtrise à notre plus grande joie. Ce n'est pas parce qu'on l'est dans une comédie qu'il ne peut pas jouer du suspense. Aussi surprenant soit-il, celui-ci intervient dix minutes durant autour d'une mouche. Oui, une mouche. Maintenir un climax là-dessus est un tour de force qu'il remporte haut la main. Mais que l'on ne s'y méprenne pas, nous sommes bien dans une comédie. Le film pousse son expérimentation encore plus loin en prenant directement à partie le spectateur lorsque Fernandel s'autoparodie en interprétant un curé en tout point conforme à l'un de ses dernier triomphe : Don Camillo.
Film multiforme, ce mouton a plus d'un tour dans son sac. La combinaison des talents réunis pour l'occasion prouve une fois de plus que la comédie n'est plus à réhabiliter dans le paysage cinématographique français mais a bien à sa place auprès de genres plus sérieux ou honorables. Le public ne s'y est pas trompé et s'est déplacé en masse dans les salles obscures propulsant le film vers les sommets du box-office. Contre toute attente, surtout pour une comédie, Le Mouton à cinq pattes a fait son bonhomme de chemin allant jusqu'à représenter la France aux Oscars et y obtenir une nomination au meilleur scénario. C'est aussi ça la qualité française.


