La Haine a 25 ans. Un quart de siècle, déjà. Un anniv' célébré en grande pompe avec cette solide restauration 4K. Le meilleur moyen de se replonger dans un film phénomène qui fit l'effet déflagrateur d'une grenade de désencerclement. Une œuvre polémique, parfois clivante et mal perçue. Mais dont la maestria cinématographique demeure intacte.
Au premier abord, c'est du cinoche rentre-dedans. Un sujet sensible : la banlieue. Associé à un autre sujet explosif : les violences policières. Le tout dans un contexte assez manichéen. Du moins, en apparence. Lors de sa sortie, La Haine a fait couler beaucoup d'encre. Malgré un immense succès public et critique, certains reprochèrent à Mathieu Kassovitz de dresser un constat maladroit du quotidien des quartiers difficiles. Voire de jeter de l'huile sur le feu en désignant les flics comme les seules cibles à abattre. D'autres l'accusèrent de traiter de thèmes qu'il ne connaissait pas ; lui le citadin privilégié, fils d'artistes bourgeois-bohème. Et pourtant, le long-métrage fut le déclencheur d'une nouvelle vague à l'attitude frondeuse. Héritière des années « black-blanc-beur », d'une culture hip-hop alors en plein essor et de cette illustre « fracture sociale » chère à Jacques Chirac. Soutenu par une bande-son puisant parmi la fine fleur de la scène rap hexagonale et tourné en immersion au cœur d'une ville-dortoir des Yvelines (en l'occurrence Chanteloup-les-Vignes), le film nous embarque auprès de trois potes pris dans la tourmente d'un lendemain d'émeute : un mec vener' (Vincent Cassel), un mec plus sage (Hubert Koundé) et un petit rigolo (Saïd Taghmaoui). Trois lascars qui fuguent vers Paris, revolver en poche, afin de rétablir la balance « en shootant un keuf ». Comme de bien entendu, rien ne se déroule comme prévu.
25 ans après, La Haine tient encore parfaitement la route. Alerte, percutant, le film fait écho aux récentes exactions des forces de l'ordre, à l'affaire Benalla ainsi qu'aux matraquages calibrés des CRS lors des rassemblements de « gilets jaunes ». Tout comme il semble annoncer certaines mesures gouvernementales plus que discutables en termes de liberté d'expression. À l'époque, le long-métrage évoquait lui-même un fait-divers sordide survenu dix ans plus tôt : l'assassinat par la police de Malik Oussekine lors d'une manifestation étudiante. Plus tard, ce fut une succession d'embrasements et d'affrontements tendus à travers la France. Bref, La Haine met à jour pas mal de dysfonctionnements qui prêtent à réflexion. Et sa dénonciation de l'injustice cogne là où ça fait mal. Notamment lors de la scène d'interrogatoire. Ou avec ce plan-séquence toujours aussi pétrifiant qui clôt le film dans un silence assourdissant. Alors oui, comme symbole d'un cinéma dit « de banlieue », les esprits critiques lui préféreront peut-être le délicat Un thé au harem d'Archimède de Mehdi Charef, les brûlots politisés de Jean-François Richet (État des lieux & Ma 6-T va crack-er) ou le plus nuancé Les Misérables, fraîchement césarisé.
Pour autant, la force du film se trouve ailleurs. Elle réside du côté du cinéma pur. Tourné dans un puissant noir et blanc, structuré comme un compte-à-rebours à l'issue irréversible, La Haine impose une efficacité brute. Mathieu Kassovitz est un réalisateur cinéphile. Et le film puise dans plein d'influences. On retrouve Spielberg pour le sens du cadre. Scorsese pour le montage, le recours à la musique (sublime ouverture au rythme du « Burnin' and lootin' » de Bob Marley) et une interprétation d'ensemble carrément fébrile : l'épisode du miroir est une référence directe à Taxi Driver et Raging Bull. Mieux, elle a littéralement lancé la carrière d'un Vincent Cassel aujourd'hui incontournable. On pense aussi à Spike Lee à qui on a souvent comparé Kassovitz. Autant Métisse, son premier essai, était une revisite de Nola Darling n'en fait qu'à sa tête. Autant La Haine rappelle clairement Do the right Thing. Dans sa manière de pointer du doigt les sujets qui fâchent. Et sa façon de mêler le drame à la comédie. Parce qu'attention, on se marre beaucoup à l'écoute des vannes misérables de Saïd, alias « la racaille d'or ». La séance de coiffure à domicile, la tentative foireuse du vol de voiture, la visite mouvementée au vernissage d'art contemporain... Autant de moments d'anthologie qui révèlent le véritable visage des protagonistes. Rien à voir avec des caïds sans foi ni loi. Non, Vinz et sa bande évoquent plutôt une belle brochette de branquignoles. Fragiles, rigolards, incertains. Humains quoi. D'ailleurs, l'autre référence masquée de La Haine, c'est le cinéma italien. Fellini pour le traitement proche de la fable et les envolées oniriques (cf. l'épisode de la vache). Et Le Pigeon de Monicelli pour l'ode à l'amitié, au verbe haut et à la dérision tragi-comique.
Depuis, le Kasso cinéaste n'a jamais fait mieux. Malgré une habilité avérée pour la mise-en-scène, il s'est égaré dans des projets inégaux (Assassin(s), Les Rivières pourpres, L'ordre et la morale) et des productions hollywoodiennes juste désastreuses (Gothika, Babylon A.D.). Et puis sa personnalité peut agacer. Difficile en interview, sur la défensive, provocateur et n'hésitant à cracher au visage du cinéma français, il est néanmoins sauvé par ses talents d'acteur. C'est un comédien attachant. Intense, juste, précis. Comme il l'a prouvé chez Audiard, Jeunet, Spielberg ou plus récemment dans la série Le Bureau des légendes. Mais pour beaucoup, Mathieu Kassovitz reste à tout jamais associé à La Haine. Son apogée et sa propre malédiction.






