Cinéaste incontournable pendant plus de trente ans, Julien Duvivier n'est plus en odeur de sainteté en cette fin des années 50, marqué à la fois par l'échec de son précédent Marianne de ma jeunesse et le décès de sa femme. Déjà connu pour pessimisme, Il signe alors avec Voici le temps des assassins sont œuvre la plus noire et la plus terrible.
Consciemment ou inconsciemment, le métrage fait un lien évident avec l'une des ses autres grandes œuvres, La Belle équipe, en installant comme seul décor extérieur une petit guingette des bords de Marne. Jean Gabin est toujours là, mais c'est sa mère, femme froide, autoritaire, voir étouffante, qui la dirige d'une main de fer, laissant entendre que le doux rêve d'un tel lieu populaire est désormais froid, marqué d'ailleurs par un ciel gris et un climat peu ensoleillé, voir boueux. Dans Voici le temps des assassins, c'est le désenchantement qui prime. Marquant justement les retrouvailles entre l'auteur de Pépé le Moko et l'acteur qu'il a transformé en authentique star, le film l'installe à contre-emploi. Gabin incarne certes une figure forte, celle d'un chef cuistot au sommet de sa gloire, mais le réçit va prendre un malin plaisir à lui faire perdre sa hauteur. Installé dans un superbe décors reconstituant les Halles de l'époque au cœur des studios de Billancourt, avec le réalisme et le pittoresque d'un Zola, son restaurant est à l'image du personnage : chaleureux, convivial et brasse allégrement toutes les populations, du clodo chanceux aux bourgeois insupportables, et même le Président. Mais déjà le contraste se creuse: le réalisateur n'est pas dupe.
La fin du rêve est ici personnalisée par une jolie jeune femme, incroyable Danièle Delorme, qui cache sous son visage d'ange une cruauté vorace, une avidité considérable, motivée par une vengeance qui n'a pas lieu d'être. Une prédatrice presque insoupçonnable qui va faire le vide autour de sa cible, évacuant celui qu'il considère comme son fils (le très sobre Gérard Blain), le séduit et plante ses griffes. Exit alors la figure du mâle français, fort et fier, ici manipulé de toute part par cette Catherine, mais aussi dans l'ombre par une ex-femme devenue junkie aussi pathétique que sordide et toujours par cette mère castratrice et adepte du fouet. Avec Voici le temps des assassins, Duvivier étouffe, transforme la France des années 50 en enfer noir, implacable, où ceux qui ne sont pas des bourreaux sont forcément des victimes. Le scénario est d'une force considérable, la direction aussi majestueuse que juste (serait-ce le meilleur rôle de Gabin ?), tandis que le chef opérateur Armand Thirard (Les Diaboliques, Le Salaire de la peur) révèle constamment par son noir et blanc sculpté, la maîtrise picturale du cinéaste, oscillant entre un classicisme distancié et une frénésie surprenante, accompagnant sans excès la lente chute de la femme assassin, qui à force de manipulation et de détachement inhumain en devient pathétique, troublante par sa folie. Un thriller psychologique magistral, qui ne laisse que peu de mystères quand au regard que porte Duvivier sur l'âme humaine.



